
Dans L’Engloutie, Aimée tente d’écrire les mythes de la montagne, ceux que ses petits élèves lui transmettent à l’oral, sur un cahier d’écolier. Mais les habitants du hameau le jettent au feu, de peur que ça en fige l’histoire. Comment ça vous interroge ?
Je crois que raconter, c’est justement faire revivre. Chaque spectateur va avoir sa propre interprétation et à chaque fois, l’histoire revit différemment. Pour L’Engloutie, j’ai tissé des pistes, certaines rationnelles, d’autres non, ou plus flottantes. J’ai laissé de l’espace pour que la pensée du spectateur puisse circuler, inventer sa propre histoire. Je travaille aussi comme metteuse en scène au théâtre [pour des spectacles comme Le Grand débat, Les Océanographes, La Mort, cosignés avec Emilie Rousset, ndlr] : là, c’est du vivant, chaque soir le spectacle n’est pas tout à fait le même. Longtemps, j’ai eu l’impression que le cinéma était plus stable parce que l’objet qu’on crée est fixé une fois pour toutes. Mais en fait, pas tant que ça. Quand on accompagne un film, on se rend compte que d’une salle à l’autre, le film ne résonne pas pareil, il vit sa vie. Pour moi, réaliser un film, ce n’est pas graver une vérité dans le marbre, ni délivrer un message.
Aujourd’hui, on a beaucoup de formations à l’écriture de scénario, et moi j’ai eu la chance d’avoir un bon accompagnement au Groupe Ouest [résidence bretonne de scénario fondée en 2006, ndlr]. On passait par l’oralité, on ne nous demandait pas d’écrire, écrire, écrire. On devait raconter nos histoires, comme autour d’un feu. C’est croire à la puissance de ce que le cerveau invente et réinvente quand il raconte à voix haute. Ça m’a beaucoup marquée parce que l’art du récit peut être enseigné de façon très formaté.
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Il y a quelque chose d’encore plus vertigineux que la montagne dans le film, c’est le temps. Ces paysages dégagent un sentiment d’éternité, mais dans une séquence, Aimée et ses élèves s’imaginent ce que sera le monde dans cent ans, en l’an 2000, et on se rend compte qu’ils ne sont que de passage, qu’une vie passe très vite…
Que les enfants de 1900 se projettent en l’an 2000, ça me plaisait beaucoup, c’était une façon de les rapprocher du spectateur. C’est rétro-futuriste ! Ils nous parlent depuis leur monde, et ils nous parlent de nous aussi, à leur manière…Depuis que je suis petite, quand je me trouve dans un lieu, une montagne, une ruine, je pense toujours : que s’est-il passé ici ? Comment ce sera après ? Est-ce que ce lieu va rester, disparaître ? Les montagnes, on a l’impression qu’elles sont là depuis les dinosaures, qu’elles ne bougent pas, elles nous dépassent en tant qu’humains. Rien que de les filmer, je trouve que c’est une manière de parler du temps. Le début du film se déroule au rythme de la chronique. Une jeune fille arrive, elle s’installe en tant qu’institutrice, c’est le temps de la rencontre… Mais après, je voulais que le passage d’un siècle à un autre, de 1899 à 1900, se fasse sentir au travers une nuit qui s’étire. On prend le temps du repas, de la fête. Puis une scène d’amour vient encore davantage étirer ce temps suspendu.
Je voulais créer une sorte de glissement : c’est comme si ce changement d’ère se jouait dans l’épaisseur d’un moment. Et puis, il y a aussi cette idée qu’en basculant dans la modernité, quelque chose disparaît. Le film travaille ces vertiges temporels, cette sensation que tout s’efface au moment même où ça se transforme. Même les costumes le disent : les enfants portent des vêtements qui ont un siècle de décalage avec ceux d’Aimée. On pense à ces documentaires des années 1980, où on filme des petits villages, et dans lesquels les gens y sont encore habillés comme dans les années 1950. Cela permettait de faire sentir la fracture sociale entre les « gens du haut », de la montagne, et Aimée, qui arrive du « bas », avec sa modernité, mais aussi une forme de brutalité, celle d’une quête civilisatrice.
L’Engloutie est parti d’écrits que vous avez retrouvés dans votre famille. Comment ces voix vous ont-elles été transmises, plus d’un siècle plus tard ?
Le texte vient de mon arrière-grand-tante, qui s’appelait… Aimée. La vraie Aimée. Et il date de 1922. Elle l’avait écrit pour La revue de géographie alpine : on lui avait demandé, en tant qu’institutrice, de décrire tout ce qu’elle voyait pendant un hiver passé là haut. Pour moi, ce texte, c’est un trésor, il y a déjà énormément d’images dedans. Par exemple, elle raconte qu’à une certaine heure, à un endroit précis – parce qu’en hiver, le soleil se cache derrière les montagnes, car il est bas – il y avait ce moment rare où la lumière parvenait à percer entre les sommets. Tous les hommes se retrouvaient alors là où le rayon venait frapper. Elle dit qu’ils allaient là pour « écouter le soleil », c’est l’expression qu’elle emploie. Et donc, ils se prélassaient là. Elle, elle observait ça.

Cette scène-là, pour moi, c’est une image fondatrice. J’ai imaginé cette jeune institutrice, portée par une pulsion scopique, regardant ces hommes allongés dans la neige, qui comme réflecteur renvoie une clarté presque magique. Et il y a eu mon grand-père, aussi : il avait écrit une nouvelle, La bière sur le toit, inspirée de ce qu’on lui avait raconté. Dans cette nouvelle, on retrouve une institutrice, dans un petit village de haute montagne, l’hiver. Le vieux du village casse sa pipe. Mais comme le sol est gelé, on ne peut pas l’enterrer. Alors on met le cercueil sur le toit de l’école, et on justifie ce geste en disant que ce sera bien, pour lui, d’entendre les rires et les jeux des enfants. L’institutrice, elle, ne dort plus, avec ce macchabée au dessus de sa tête… C’est une autre image qui m’a portée.
Quel est votre propre rapport aux Hautes-Alpes ? Y-avez-vous grandi ?
Ma mère est originaire des Alpes, mais moi, j’ai grandi en banlieue parisienne et à Lyon. Les Hautes-Alpes, c’est mon lieu de vacances depuis l’enfance. Mes parents habitent un tout petit village d’altitude. C’est un coin que je connais très bien pour l’avoir déjà filmé dans L’Homme le plus fort notamment et, avec L’Engloutie, j’y ai carrément vécu. On y a passé des mois en phase d’écriture, de tournage. C’est un territoire familier, intime même.
Comment c’était, de tourner un premier long métrage dans cet isolement, dans ce froid ?
Tout a commencé pendant les repérages. C’était l’hiver précédent le tournage, on cherchait des hameaux enneigés. J’avais en tête plusieurs lieux que je connaissais bien. Mais, très vite, je me suis rendu compte d’un truc vertigineux : ça faisait cinq ans que j’écrivais le film et, entre-temps, avec le réchauffement climatique, les hivers étaient devenus beaucoup plus doux. La neige ne tenait plus. Les villages que j’avais imaginés pour le film étaient devenus impraticables, on risquait de se retrouver avec… de la paille, littéralement. Des semaines entières sans neige. Alors, on est partis chercher plus haut. On a dû atteindre les 2000 mètres d’altitude. Là, au moins, on avait une garantie d’enneigement constant pendant tout le tournage. C’est comme ça qu’on est tombés sur ce village – je le connaissais déjà, mais je n’y avais pas pensé, parce qu’il n’y a pas l’électricité et qu’il est très difficile d’accès. Là, le projet a basculé. Ce qui devait être un film assez simple, avec un décor unique, un village, deux intérieurs, pas de figuration, toujours les mêmes personnages… est devenu bien plus épique. Chaque jour, on devait monter sur place avec une énorme dameuse pour grimper la montagne enneigée. Là-haut, il faisait très froid, vraiment très froid. Il y avait du verglas, on glissait parfois. C’était un peu rocambolesque. Mais j’ai adoré ça.
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Je suis plus à l’aise dans des conditions extrêmes que dans un appartement parisien avec trois comédiens et un texte à jouer. Là, avec le vent dans la figure, la neige, la difficulté de marcher, ça devient exaltant. Quand la cheffe opératrice Marine Atlan me dit « Je n’arrive pas à bouger l’index, il est gelé, je n’arrive pas faire le plan… » Eh bien là, d’un coup, il y avait un petit côté Werner Herzog dans cette manière de tourner, très incarnée, très engagée physiquement. Mais on était bien entourés, la régie prenait soin de nous. On était très isolés, mais on redescendait chaque soir. Et – je le précise – on ne s’est pas entretués ! Et le doigt de Marine va très bien.
Dans le film, il y a un contraste assez saisissant entre le blanc aveuglant de la neige, et les intérieurs baignés dans des clairs obscurs. Quelles étaient vos inspirations ?
Ce qui est génial avec la neige, c’est que c’est un réflecteur géant. Elle capte la lumière de façon très différente selon le moment : quand il fait gris, elle devient bleue, et quand le soleil brille, elle peut devenir complètement éblouissante. Je voulais transmettre ces sensations qu’on a en montagne, ce rapport presque physique à la lumière. Pour moi, le plus beau moment, c’est la nuit. On a attendu les pleines lunes pour tourner nos scènes nocturnes. Comme il n’y avait pas d’accès à l’électricité là-haut, on était sur batterie, donc très limités. Mais la lune, avec la neige comme surface réfléchissante, crée une lumière incroyable. On obtenait une sorte de nuit américaine naturelle. Et ça, pour moi, c’est très symbolique du film : cette manière dont l’étrange, le poétique, le fantastique peuvent émerger du réel, sans besoin de basculer dans les codes explicites du genre. Je voulais que la montagne elle-même soit la source de cette étrangeté.
Pour les intérieurs, on a travaillé avec Marine Atlan à partir d’une évolution technologique : l’arrivée, il y a une dizaine d’années, de capteurs hypersensibles sur les caméras, qui permettent de filmer la nuit sans avoir besoin d’ajouter beaucoup de lumière. Pour moi, c’était essentiel : dans les films d’époque, ce qui me dérange souvent, c’est qu’on sent les projecteurs, ça me sort du film. Je me suis demandé : comment les gens voyaient-ils à cette époque ? II y avait de petites ouvertures dans les murs, des fenêtres minuscules. Les gens se rapprochaient du feu pour mieux voir. Les chandelles étaient couteuses. Parfois, ça évoquait des références picturales : le Caravage, notamment, avec ce clair-obscur. Mais dès que l’image devenait trop belle, on se disait avec Marine qu’il fallait casser l’effet. Je ne voulais pas qu’on pense à un tableau, il fallait qu’on reste avec les personnages.
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Il y a une scène très belle dans L’Engloutie qui tient à la fois de l’inquiétante étrangeté et de la sensualité. Dans une grotte, Aimée écoute l’écho de souffles d’hommes, de râles de plaisir. Comment l’avez-vous pensée ?
Aimée représente l’institution, le pouvoir, le contrôle. Mais en même temps, c’est une très jeune femme, avec tout ce que cela suppose d’éveil au plaisir, au désir. Elle ne découvre pas sa sexualité dans ce village, elle vient déjà avec un imaginaire, une intimité. Mais ce que permet cet isolement loin de la société, du regard des autres, c’est la possibilité, peut-être, d’un passage à l’acte. On a la sensation qu’elle vit dans un monde très intérieur, très fantasmatique. Evoquer le désir, la sexualité de cette jeune femme, c’était essentiel pour moi – mais toujours depuis son point de vue. Je ne voulais pas offrir son corps gratuitement à la pulsion scopique du spectateur. Le cinéma, c’est un art du regard, du désir, un médium voyeuriste par essence, et ça m’intéresse beaucoup d’y réfléchir. Qu’est-ce que ça dit de nous ? Comment utilise-t-on ce pouvoir du regard ? La grotte représente un espace de jeu avec le spectateur. J’ai appelé cette séquence « la scène du voyeurisme par les oreilles. » Parce qu’on ne voit rien, c’est le son qui fait tout le travail : il rebondit sur les parois, il se diffracte, il crée des échos. Ça devient poétique, étrange, presque irréel. Je ne voulais pas montrer les garçons, parce que j’aimais l’idée que l’imagination d’Aimée – et la nôtre – travaillent. Le spectateur cherche, essaie de percer l’obscurité, fouille le plan. Ça me plaisait de le faire passer par cette frustration-là, ce désir de voir qui aussi celui d’Aimée. On partage son émotion, un mélange de gêne, de curiosité, de trouble.
Comment espérez-vous que la dimension politique du film – sur la domination culturelle, la colonisation, l’école publique… – va résonner au moment de la projection du film ?
Quand je suis dans les Hautes-Alpes, je glane dans les archives locales, les récits, les traces. Et un jour, je suis tombée sur cette réalité historique : à partir de 1850, des villages entiers partaient en Amérique, au Mexique, ou en Algérie – qui était alors française. Ça m’a fascinée. Notre propre histoire coloniale, on la connaît très mal, c’est un tabou. J’avais en tête des images de l’Algérie française, de l’indépendance, du retour des Pieds-Noirs. Mais je ne savais pas qui avait émigré. Cette ignorance-là a été un point de départ. J’ai appris que des concessions de terres avaient été attribuées à des paysans haut-alpins qui n’avaient jamais quitté leur vallée, parce qu’ils avaient cette capacité à cultiver des terres arides. Ce sont des trajectoires vertigineuses, temporellement et géographiquement.
Et, sur un autre plan, il y a l’héritage familial. J’ai grandi avec des récits d’institutrices ou d’instituteurs très marqués par l’idéal égalitariste et laïque. Des enseignants athées, qui cherchaient à forger des esprits éclairés, à lutter contre l’influence du catholicisme, contre les superstitions, pour transmettre le savoir, émanciper par l’alphabétisation, favoriser l’indépendance d’esprit. Ce que je trouve passionnant, c’est que le bien et le mal, dans cette histoire-là, avancent souvent main dans la main. L’école publique a aussi été un outil de conquête, avec une part de violence. Et c’est ça qui m’intéresse, pas de porter un jugement, ni d’édifier un discours, mais de questionner, d’embrasser la complexité. Dans ma propre famille, ces enseignants étaient animés par cet idéal républicain, communiste même, mais qui a été difficile à défendre. Mon grand-père par exemple, quand il était petit, dans son village, on lui faisait le signe du diable avec la main sur son passage, simplement parce qu’il était le fils des instituteurs. On part de très loin. C’est passionnant, je trouve.
Ce qui me semble résonner aujourd’hui, ce sont d’autres formes d’obscurantisme, la post-vérité, la mise en doute de la science, les régimes autoritaires, l’influence des religions, l’échec de la raison. Et, en même temps, ce que j’essaye d’exprimer à travers le personnage d’Aimée, c’est que plus on est rationnel, plus on accepte de ne pas tout savoir. C’est à mon sens ce que les dogmes religieux, l’ésotérisme, ne supportent pas et formulent donc des réponses immédiates, des certitudes, donne des ordres.
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