CANNES 2025 · Robin Campillo, réalisateur d’« Enzo » : « La sensualité, elle vient du fait qu’on se laisse porter par les acteurs, par leur grâce »

C’est l’une de nos plus belles découvertes de Cannes à ce jour. Avec le fascinant « Enzo », présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes, Robin Campillo, qui reprend le projet de son ami et collaborateur de longue date Laurent Cantet, disparu en avril 2024, nous a laissés sans voix. Il y raconte l’histoire d’Enzo, un jeune apprenti maçon qui décide de se rebeller contre sa famille bourgeoise. On a parlé avec le réalisateur des dessous de la préparation de ce film puissant et fulgurant, de ses souvenirs avec Laurent Cantet, et de l’état de la jeunesse contemporaine, sujet qui le passionne tout autant que son ami disparu.


Robin Campillo

Le film est signé Laurent Cantet, et vous avez pris le relais de la réalisation après la disparition de ce dernier, qui se savait condamné. Comment s’est fabriqué le film dans ce contexte ? 

C’est un projet que Laurent avait commencé à travailler depuis longtemps, notamment avec Gilles Marchand. Il se trouve que j’avais lu un traitement de 20 pages, puis le scénario, que j’avais adorés. Mais Laurent, qui se savait malade, doutait, je ne sais pas pourquoi. Je sentais que je pouvais le pousser, le booster. Je lui ai dit qu’on allait faire comme avant, que je serais là à l’écriture et au montage, et même là comme un poisson-pilote pendant la prépa, le casting et le tournage évidemment. Il a fait des repérages à la Ciotat, parce qu’il y vivait à moitié [il y avait aussi tourné L’Atelier, sorti en 2017 ndlr].

On a fait le casting ensemble et sa maladie s’est aggravée, il est mort peu de temps après. Avant de mourir, Laurent voulait qu’on arrête tout, parce qu’il avait l’impression que ça allait nous emmerder plus qu’autre chose. On est revenu à la charge avec la productrice Marie-Ange Luciani. Sa compagne et ses enfants lui avaient dit qu’ils avaient envie de voir le film. Sa fille, Marie Cantet, avait d’ailleurs aidé au casting. Laurent est mort sept semaines avant le début du tournage. Tout le monde a dit : « On continue, on ne va pas lâcher. » Il y eu une espèce d’élan assez joyeux autour du film. Il y a des gens qui disent que c’est courageux, mais en réalité, l’alternative qui consistait à tout arrêter était pire que tout.

On sent dans le film une osmose entre vos deux cinémas, votre mise en scène sensorielle et l’écriture plus collée au réel de Laurent Cantet. Comment vous êtes-vous influencés l’un l’autre au fil de votre collaboration et de votre amitié ? 

Dans le cas d’Enzo, le fait que je réalise entièrement le film fait que ça s’imprègne de moi, à mon corps défendant. Mais sur les précédents films de Laurent sur lesquels j’ai travaillé, c’est difficile de savoir. On me parle beaucoup de sensualité dans Enzo. C’est vrai que c’est quelque chose qui m’intéresse, j’aime bien que tout soit imprégné de soleil. Mais Laurent aussi, notamment à ses débuts. Jeux de plage [court métrage de 1995, qui se déroule à Cassis, ndlr] était dans cette atmosphère-là, avec beaucoup d’ambiguïté. Cassis, la Ciotat, ce sont des lieux qu’on a connus enfants et jeunes avec Laurent, séparément. On a une amitié de cinéma comme ça. Et je pense que la sensualité, elle vient aussi du fait qu’on se laisse porter par les acteurs, par leur grâce, par la grâce des lieux, par la grâce de la lumière. Alors, évidemment, c’est plus facile quand c’est Jeanne Lapoirie [chef opératrice qui a régulièrement collaboré avec Robin Campillo mais aussi Catherine Corsini, ndlr] qui fait l’image, parce qu’elle aime bien quand ça explose, qu’il y a beaucoup de couleurs. 

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Enzo
© Les Films de Pierre

Est-ce qu’Enzo permet quelque part de renouer avec l’esprit des premiers films de Laurent Cantet, considéré par beaucoup comme un cinéaste naturaliste ? 

Absolument. Il y a plein de gens qui le voient comme un réalisateur réaliste, naturaliste, mais contrairement à ce qu’on pense, ce qu’il aimait comme cinéma, c’était Vincente Minnelli ou Douglas Sirk. Il était proche du mélo. Donc Enzo, c’est un retour aux sources de notre amitié, aux sources de ce qu’il est. Il y avait quelque chose de très naturel. Je ne me suis jamais posé la question de savoir s’il aurait fait comme ci ou comme ça. Jamais. 

Dans son tout premier rôle, Eloy Pohu est bluffant de naturel. Qu’est-ce que vous avez décelé chez lui ? 

Laurent l’aimait beaucoup. Pour ce personnage, on se disait qu’il ne fallait pas que ce soit l’adolescent tête-de-mule, mais plutôt l’adolescent lunaire, qui met en crise les gens autour de lui en faisant l’inquisiteur. Il fallait qu’il ait une espèce de force d’inertie, un grand mystère. Parce que c’est un film très solaire, mais lui est du côté de la lune, de la nuit, de quelque chose de beaucoup plus profond et de beaucoup plus sombre que les autres. C’est ça qui me plaisait. Quand Eloy a fait une scène en répétition, ce n’était pas très bon. Donc j’ai dit à Laurent : « Laisse-moi voir Eloy un week-end. » Surtout que Laurent était un peu fatigué à ce moment-là. On a fait un essai et là, il s’est détendu. C’est un garçon qui a fait de la natation, qui a de l’autocontrôle, de l’autodiscipline. Il avait parfaitement appris son texte, il suivait les directions que je lui donnais, il proposait plusieurs choses. Et d’un seul coup, il a trouvé ses marques, et ça ne l’a plus jamais quitté. Pierfrancesco Favino et Elodie Bouchez [qui jouent les parents d’Enzo, ndlr] étaient stupéfaits. Ce qui fait que ça produit aussi un effet dans les scènes de famille. Je pense que Laurent aurait adoré. 

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Enzo
© Les Films de Pierre

La guerre en Ukraine vient percuter violemment la vie d’Enzo, dès qu’il commence à se rapprocher de Vlad, un collègue de chantier d’origine ukrainienne qui a fui ses obligations militaires. Pourquoi l’avoir incorporé dans le récit ? 

Ça, ça vient de Laurent. Mais ce qui nous a intéressés, ce n’est pas forcément de parler de la guerre en Ukraine, mais de parler du fantasme de ce gamin de rejoindre cette guerre, dont il regarde les images à la télé. C’est un peu son idéal. L’idéal de se confronter au réel. Parce que d’un seul coup, on se retrouve dans une situation où la guerre est aux portes de l’Europe. Ça peut vraiment tourner au vinaigre. Ce qu’il se passe à Gaza aussi est très inquiétant. On a l’impression que le droit international n’existe plus. On a un Ubu Roi aux Etats Unis [Donald Trump, ndlr], l’extrême droite gagne partout en France… On est quand même dans une situation effrayante. Et ce qu’on a à proposer aux jeunes, c’est Parcoursup, une ligne droite qui ne mène nulle part. C’est vraiment à ça qu’Enzo essaye d’échapper. Il a peur, il sent qu’il n’aura plus aucune arme pour survivre à ce monde, mais il préfère se jeter dans la gueule du loup plutôt que de rester dans un univers bourgeois.

Vous la sentez piégée, la jeunesse contemporaine ? 

Ah oui. C’est dur quand même. Il y a beaucoup de ruines dans le film, et évidemment, ça fait penser aux ruines de l’Ukraine, aux ruines de Gaza, mais aussi à la ruine morale de l’Occident qui est terrible et qui joue un rôle sur l’avenir des jeunes. Je pense aussi que tout le monde – et moi je suis pareil –  pense maîtriser les réseaux sociaux, alors qu’on en est des victimes perpétuelles. Personne n’a de ligne de défense par rapport à ça, et la possibilité de manipuler le réel, ça produit un effet sur notre perception. Je pense que c’est quelque chose qui pèse très lourd dans l’inconscient des jeunes. 

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Enzo
© Les Films de Pierre

La question de la fluidité est importante chez les jeunes d’aujourd’hui. On a l’impression que c’est quelque chose qui infuse le film. Enzo a un rapport très naïf et spontané à ses désirs… 

Laurent avait une fascination pour cette question de la fluidité de genre. C’est marrant, il avait entendu à la radio une interview de Paloma, la gagnante de Drag Race France, et il avait été captivé par ça. Alors que Laurent, c’était quelqu’un de très hétéro. Mais il avait un esprit très ouvert. Et il me disait que ce que disait Paloma, ça lui paraissait très naturel, presque évident. Je pense qu’il sentait que l’hétérosexualité pouvait aussi être un carcan. Il ne trouvait pas ça très désirable. Il pensait que c’était une fermeture. Après, on ne se refait pas, mais c’est quelque chose qui l’intéressait de voir à quel point la jeunesse, ou une partie de la jeunesse plutôt, était beaucoup plus libre.

Il y a comme un équilibre parfait dans la manière dont vous filmez le corps adolescent, c’est-à-dire sans aucune fétichisation, ni fascination déplacée, mais sans vous empêcher non plus d’aller au bout d’une certaine exploration sensuelle. Qu’est-ce qui vous a guidé pour ces scènes ? 

On en avait beaucoup parlé avec Laurent. On voulait parler de désir de manière très pudique. C’est-à-dire que le désir pouvait être déclenché par des mains qui se touchent, puis qui touchent une poitrine, comme si c’était le geste le plus érotique qui soit. L’idée, c’était d’inverser complètement la tendance de l’époque, où on est plutôt dans un truc performatif. Nous, on voulait revenir à quelque chose d’à la fois sensuel et minimaliste. On s’est aussi dit que pour Eloy, qui avait 16 ans au moment du tournage, ce serait beaucoup plus simple. On avait une coach d’intimité aussi sur le tournage, qui a facilité les choses. Je ne voulais pas qu’il y ait la moindre ambiguïté. Ça s’est très bien passé. Avec la coach, on discutait beaucoup des scènes, elle n’a pas pris le pouvoir sur quoi que ce soit, mais elle a beaucoup rassuré les actrices et les acteurs, notamment Malou Khebizi. Erotiser le corps d’un adolescent, je ne trouve pas ça sexy, c’est voyeur. Et parfois, la sensualité peut venir de chose très simples. Chez Hitchcock par exemple. 

Vous semblez justement vous approcher de la frontière de l’érotique, sans jamais vraiment la franchir…

Exactement. C’est vraiment juste avant que ça ne passe le cap.

Vous soulignez dans vos plans la façon dont les décors de la Ciotat, l’architecture de la ville, s’imprègnent de l’opposition entre les classes sociales, avec les villas trônant en hauteur, les petits appartements d’ouvriers bas et excentrés… Comment avez-vous pensé ça ? 

J’ai l’impression que quand Enzo construit ses murs blancs sur le sol, il y a quelque chose de presque pur, de l’ordre du temple grec, alors que chez lui, dans sa villa, il y a une transparence partout qui fait qu’il est tout le temps sous le regard de tout le monde. Il y a un côté panoptique. Quand Laurent avait trouvé la maison, il ne l’aimait pas trop, alors que moi je l’adorais. Parce qu’il y a une espèce de circulation où on peut voir le quotidien de la famille, comment le père ramasse les affaires, les amène à la buanderie, comment la mère sert le café, etc. C’est presque comme dans Mon oncle de Jacques Tati. On se dit : « Tout fonctionne. » Mais rien ne fonctionne ! Tout est fait pour que ça marche, que ça coulisse, et en même temps, ça coince. 

Enzo, de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo, (1h42), Ad Vitam, en salle le 18 juin

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