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Kleber Mendonça Filho, pas de quartier
- Juliette Reitzer
- 2014-03-03
Parmi la galerie des nombreux habitants du coin, voici par exemple João, riche jeune homme, qui se réveille dans son appartement immaculé, sa nouvelle conquête dans les bras ; Mariá, sa bonne, qui quittera bientôt son poste pour être remplacée par sa fille ; Bia, mère de famille neurasthénique, qui rivalise de ruse pour tenter de faire taire le chien du voisin ; Francisco, taciturne patriarche, qui semble régner avec autorité sur les lieux. Leur quotidien ronflant se voit ébranlé par l’arrivée dans le quartier d’une équipe de vigiles suspicieux venus prévenir un danger jusqu’ici impalpable. Dès lors, dans une torpeur de plomb, un étrange malaise dérègle lentement les relations pourtant solidement codifiées entre les familles bourgeoises blanches et leurs employés de maison, d’origines métissées. Une violence larvée s’immisce peu à peu, qui fissure les cloisons sociales, laissant entrer les haines séculaires, la culpabilité, une peur poisseuse. À l’image, les plans larges se déploient dans la durée, enserrant le spectateur dans un étau d’attente inquiète, saisissant dans un même mouvement les personnages et les lieux dans lesquels ils se meuvent – perspectives bouchées par les gratte-ciel, fenêtres ouvertes mais grillagées, halls impersonnels, obscurité moite des chambres à coucher. Puis l’un des personnages, João, s’échappe enfin de ce carcan de lignes droites et de béton, pour une courte virée à la campagne. La verdure envahit le cadre, mais déjà le champ s’élargit : João se trouve entre les vieilles pierres d’un cinéma en ruines rongé par les plantes. Dans la séquence suivante, le jeune homme se baigne sous une puissante cascade. Quand son regard croise celui de la caméra, l’eau, qui l’écrase littéralement, devient rouge sang. L’image reste l’une des plus puissantes vues en ce début d’année.
Diriez-vous que le film est pessimiste quant à la possibilité de transcender les barrières de classe au brésil ?
Je pense que les clivages sociaux existent dans toutes les sociétés, de façon naturelle. Les choses sont différentes lorsque ces clivages révèlent une maladie sociale, comme c’est souvent le cas. Les clivages entre les classes sont particulièrement marqués au Brésil, à cause de l’héritage de l’esclavage, qui a créé une forme de racisme propre à ce pays ; un racisme généralement non violent, sans haine apparente, mais paralysant. Je veux croire que les choses peuvent et vont s’améliorer avec davantage d’éducation. Mais pour l’instant, ma vision est en effet plutôt pessimiste, même si je pense avoir fait un état des lieux honnête de la situation.
Comment avez-vous travaillé le parallèle, fort de sens, entre les espaces publics (immeubles, rues, couloirs) et l’intimité des personnages (nudité, sexualité, scènes de sommeil) ?
L’architecture est un excellent moyen de figurer à l’image la manière dont les individus appréhendent l’existence. Espaces très structurés, lignes droites, murs, clôtures, halls et couloirs, chambres, cuisines… Ce sont des lieux très ordinaires, à l’opposé du spectaculaire. Pour compenser, j’ai voulu les filmer de manière très cinématographique, dans des plans larges très composés et travaillés, pour que les gens aient envie de regarder ces lieux et ceux qui y vivent. Les gros plans sont rares, réservés pour des moments particuliers – Bia qui regarde la machine à laver, par exemple. À Recife, en ce moment même, il y a un vaste débat sur l’usage des lieux publics. Les propriétaires de centres commerciaux, les entreprises de construction et l’industrie automobile utilisent les médias et la publicité pour dissuader les gens d’occuper l’espace public : évidemment, ça ne leur rapporte pas d’argent ! Ils jouent sur la peur de l’insécurité pour diffuser leur message. C’est écoeurant.
Il y a beaucoup de scènes de voyeurisme et de surveillance dans le film, les gens se toisent, et votre caméra les observe pendant qu’ils regardent à travers des fenêtres ou des écrans (de télévision, de vidéosurveillance, de téléphone).
Au milieu du film, il y a ce que j’appelle « la trilogie vidéo », trois scènes consécutives dans lesquelles les images vidéo jouent un rôle important. Je ne sais pas, je pense que depuis que j’ai vu Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock, à 16 ans, j’adore regarder des gens qui regardent des choses. C’est très « cinéma ».
Très tôt dans le film, il y a une scène de violence physique inattendue entre Bia et sa soeur. par la suite, la violence est toujours suggérée, jamais frontale.
J’adorerais faire un film avec de la violence graphique, qui est bien sûr très photogénique. Il n’y a qu’à penser aux films de Sergio Leone, de Brian De Palma, de David Cronenberg ou de Paul Verhoeven. Mais pour ce film, je voulais que l’enjeu se situe autour de la présence « absente » de la violence. Personne ne la voit, personne ne sait où elle se cache, mais elle est sans doute tapie quelque part. Les personnages ont peur, parce qu’ils ont été conditionnés, encouragés sur cette voie. Quant aux deux soeurs qui se battent, ça vient d’une scène que j’ai vue dans une épicerie, un combat de chats entre deux femmes, sorties de nulle part. Elles étaient soeurs.
Comment avez-vous pensé la scène dans laquelle João rend visite à son grand-père, à la campagne ? C’est une rupture formelle, mais aussi narrative.
Après avoir écrit environ soixante pages de scènes qui se déroulaient en ville, j’avais besoin de m’échapper, et c’est là que m’est venue l’idée de João se rendant à la campagne, dans sa maison de famille. C’est littéralement un voyage dans le passé : une maison ancienne, un vieil homme à l’intérieur, de jeunes gens qui lui rendent visite, une école abandonnée, un cinéma en ruine. Au Pernambouc étaient des communautés très riches, très complètes, avec école, bureau de poste, centre médical… Elles sont aujourd’hui complètement à l’abandon. Ce sont des endroits fascinants.