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Timothée de Fombelle : « J’ai pu donner un destin aux dizaines de personnages dont j’avais cartographié les parcours. »

  • Emma Moschkowitz
  • 2024-05-13

À l’occasion de la sortie du dernier tome d’« Alma », à paraître le 30 mai aux éditions Gallimard Jeunesse, Timothée de Fombelle revient, pour mk2 Institut, sur la fin d’une saga initiatique et historique pensée comme un tremplin vers la grande aventure de la lecture. L’auteur sera invité, aux côtés de l’historien Pierre Singaravélou et de l’autrice et metteuse en scène Aïda Asgharzadeh, à échanger dans le cadre d’une table ronde consacrée aux enjeux qui lient fiction et grandes tragédies de l’histoire le 2 juin, au mk2 Quai de Loire.

À travers Alma, vous évoquez l’histoire du monde de la fin du xviiie siècle. Comment témoigner d’une réalité complexe et tragique lorsque l’on y mêle de la fiction ?

J’ai la « chance » de ne pas être historien. Je n’aurais pas pu écrire Alma si je l’avais été. J’ai l’irrespect du candide, de l’ignorant, de celui qui va oser faire des choix dans cette masse d’information, cette masse de récits historiques. J’ai pu, grâce à ce statut, passer toutes les archives au filtre d’un imaginaire qui est le mien pour ne retenir, dans mon tamis d’écrivain, que ce qui serait révélateur pour moi, ce qui aurait du relief et ce qui pourrait devenir un élément de mon récit. J’ai lu des récits extrêmement divers d’historiens qui prenaient des angles très précis, comme L’Ivresse de la Révolution. Histoire secrète de l’alcool 1789-1794 [de Michel Craplet, paru en 2021, ndlr].

Il s’agissait d’en prélever de tout petits détails qui puissent construire mon histoire. J’ai aussi étudié quatre-vingts plans de charpentiers d’un navire négrier parti de La Rochelle en 1784, pour tenter de pénétrer à l’intérieur du navire et ainsi comprendre les conditions infernales de voyage des centaines de captifs. Je cherche dans l’infiniment petit, dans les registres des plantations, dans le détail de l’archéologie navale, etc., mais aussi dans l’histoire ancienne de l’Afrique, celle d’avant l’esclavage, pour comprendre de quelles civilisations extraordinaires arrivaient ces captifs, avant qu’ils ne soient captifs.

Dans quelle mesure pensez-vous votre travail pour vos lecteurs les plus jeunes ?

Dans le tome 3 d’Alma, j’évoque les servantes d’une plantation et je laisse sous-entendre qu’elles ont « déjà assez payé pour leur beauté ». Un jeune lecteur va évidemment passer à côté de ce que ça suppose, mais un lecteur plus âgé va comprendre davantage du cauchemar qui se cache derrière cette phrase. Mon but est que l’on puisse y trouver ce dont on a besoin au moment où on lit le roman. Je tiens à ne pas décourager le lecteur, mais aussi à ne rien lui cacher. J’ai mis des années à trouver la langue que je souhaitais utiliser et la méthode pour pouvoir raconter le mieux possible ce qui me semblait, au début, à peu près inracontable.

Quels grands imaginaires utilisez-vous pour nourrir votre travail d’écriture ?

Je suis parfaitement au courant que je suis un homme blanc du xxie siècle, et je connais les biais évidents qui sont liés à ce statut. Pour autant, j’essaie d’éviter les pièges lorsqu’ils sont trop évidents. Je prends le parti d’un pied de nez à une forme d’exotisme qu’on peut avoir du corps, quelque chose d’européocentré qui voudrait par exemple que l’on ne précise la couleur de la peau que lorsqu’elle n’est pas blanche. Quand on raconte des histoires aussi vastes et aussi graves que celles de la déportation de quatorze ou de quinze millions de personnes pendant trois siècles, nécessairement on rejoint énormément d’autres imaginaires, des plus fous aux plus réels.

Le thème de l’esclavage est très présent dans les récits bibliques et mythologiques, et la société maritime du xviiie siècle a elle-même été très influencée par les grands récits antiques. Leurs vies sont de réelles odyssées. Une autre référence à laquelle je pense, c’est celle de la science-fiction. Je suis certain que certains de mes jeunes lecteurs décident de placer l’histoire d’Alma dans un imaginaire impossible, qui serait de l’ordre du fantastique, quelque chose entre Dune et Star Wars.

Qu’est-ce que vous souhaitez raconter aux jeunes générations, à travers Alma et sa traversée de l’Atlantique, de ce qu’ils peuvent vivre aujourd’hui dans leur quotidien ?

J’ai réalisé assez tardivement que ma vraie matière première, au-delà des archives, reposait sur ce qu’on avait en commun avec les hommes et les femmes de cette époque, c’est-à-dire la quête de la liberté. Ce sont ces sentiments-là, l’amour, l’envie de justice, qui sont tellement vivants et importants dans notre société et qui me servent de machine à remonter le temps. J’espère arriver à parler d’aujourd’hui autant que d’hier. J’ai inventé au prénom Alma la signification de « liberté » dans la langue de son peuple. Cette envie de liberté est l’élément majeur de cet âge-là, l’adolescence, et je sais qu’une grande partie de mes lecteurs, qui ont entre 12 et 18 ans, se reconnaissent dans ce besoin.

Comment s’organise votre collaboration avec François Place autour des illustrations des romans Alma ?

François Place est extrêmement doué pour rendre compte à main levée d’une réalité historique. C’est un très grand lecteur de récits de voyages, qui a ça dans l’œil et dans la main. Il travaille dans les creux de mon imaginaire, c’est ce qui est intéressant. Il vient en contrepoint, ou en complément, de l’écriture elle-même, et nous nous sommes, au fil des années, liés d’une très grande confiance. Mon premier roman, Tobie Lolness (paru chez Gallimard Jeunesse en 2006), c’est lui qui l’a illustré. Moi qui ne sais pas dessiner, j’ai ce « bras armé » qu’est François, qui fait des dessins imbattables.

Pour la trilogie Alma, il a créé une centaine d’œuvres absolument incroyables. Ses dessins empruntent à la peinture de l’époque, de Jean-Honoré Fragonard, mais aussi à la gravure, à travers le noir et blanc. Les couvertures d’Alma sont une référence à la toile de Jouy, faite avec du coton et de l’indigo, qui, d’ailleurs, était fabriquée dans les plantations dans lesquelles mouraient des centaines d’esclaves. C’était donc une évidence de reprendre les dessins de ce textile de l’époque, qui était très à la mode en Europe, mais qui est né de ce crime.

Vous attribuez à vos chutes une place toute particulière, puisque chacun des titres de vos chapitres emprunte les derniers mots de ces mêmes chapitres. Aviez-vous pensé la fin de la saga Alma en la commençant ?

L’idée de cette boucle entre les titres et les fins de mes chapitres relève du plaisir de la contrainte. C’est un exercice qui n’est pas aussi anecdotique qu’il en a l’air : c’est une promesse que je me fais au début, et qui devient un verrou à la fin, de manière à me donner l’illusion que mon chapitre retombe sur ses pattes. C’est une obligation qui pousse à la créativité, et qui me permet aussi de m’appuyer sur du solide : alors même que l’horizon des possibles est infini, je dois refermer mon chapitre. De la même façon, je dois refermer la trilogie Alma. Il y a, à ce propos, quelque chose du déchirement, mais aussi du soulagement. J’ai pu donner un destin aux dizaines de personnages dont j’avais cartographié les parcours.

C’est délicat d’arrêter le récit en 1791, alors que Saint-Domingue voit s’organiser les premiers jours d’une révolution et que se profile une décennie de combats vers la liberté. Alors que l’abolition de l’esclavage n’aura lieu, à l’échelle mondiale, que soixante ans plus tard et qu’elle ne sera que du papier puisque des formes d’esclavages continueront d’exister. Il y a quelque chose de très arbitraire dans le choix d’arrêter à ce moment-là. Ce qui a décidé l’histoire à se terminer, ce sont les retrouvailles. Les personnages que j’avais décidé de rassembler se sont finalement retrouvés, alors il fallait bien s’arrêter. Ma consolation, ce sont tous ces lecteurs dont la lecture ne fait que commencer. Cette histoire, que j’ai décidé de terminer, démarre chaque jour dans les mains de quelqu’un de différent, c’est cette idée qui fait mon émotion.

« La fiction à l’épreuve de l’histoire. » Rencontre avec T. de Fombelle, A. Asgharzadeh et P. Singaravélou, suivie d’une signature, le 2 juin, au mk2 Quai de Loire, à 11 h – 26 ans : 5,90 € | demandeur d’emploi, étudiant, porteur de carte UGC/mk2 illimité : 9 € | tarif normal : 15 €

Alma. La liberté de T. de Fombelle (Gallimard Jeunesse, 480 p., 21 €)

Image : © Chloe Vollmer-Lo Gallimard

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