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OLDIES · « The Game They Called Sex » : une pépite taïwanaise à revoir sur mk2 curiosity

  • Chloé Blanckaert
  • 2024-05-07

Pionnière, cette fresque taïwanaise sortie en 1988 retrace l’apprentissage amoureux d’une jeune femme, en écho aux bouleversements traversés par le pays à l’époque. Avec l’impressionnante Maggie Cheung (« Irma Vep », « In the Mood for Love ») dans le rôle principal, cette pépite est restée inédite en France… jusqu’à aujourd’hui. Mk2 Curiosity nous offre l’occasion de la découvrir gratuitement.

The Game They Called Sex

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«Nous sommes entourés par le piège de Satan. Si vous ne vous repentez pas et continuez à vous tromper, vous serez punies en enfer pour toujours. » Assise à une table, tête baissée, l’air penaud, une jeune adolescente écoute la prière intransigeante de son père. Posé devant elle, un roman érotique que des camarades de classe lui ont volé plus tôt dans la journée, ce qui a alerté la direction. À ses côtés, l’héroïne de ce long métrage : sa petite sœur Hsiao-min, âgée d’une dizaine d’années. Dans cette scène d’introduction qui livre un moment clé de l’enfance de cette dernière, l’ambiance est pesante. Face à la colère de son mari, la mère des deux jeunes filles presse l’aînée d’aller brûler ce livre maudit. En larmes, cette dernière s’exécute. Et, alors que les premières pages commencent à se calciner, une flamme impressionnante jaillit. Médusée, la jeune Hsiao-min observe cette scène depuis la fenêtre du salon avec une certitude : cet embrasement soudain est le signe d’une mise en garde divine.

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The Game They Called Sex, c’est l’histoire d’une femme, Hsiao-min – merveilleusement incarnée par la comédienne hongkongaise Maggie Cheung, inoubliable dans In the Mood for love de Wong Kar-wai (2000) –, divisée en trois parties, chacune signée d’un cinéaste différent : son adolescence, sa vie maritale et sa vie d’adulte indépendante. En donnant un aperçu inédit de la tentative de construction d’une jeune femme dans une société patriarcale tout en mêlant les genres, le film s’impose comme le trésor caché du nouveau cinéma taïwanais.

Véritable odyssée collective, The Game They Called Sex est coréalisé par Chin Kuo-chao, Wang Shaudi et Sylvia Chang – qui nous a depuis captivés en tant qu’actrice dans le somptueux Un grand voyage vers la nuit de Bi Gan en 2019. Il sort en 1988 à Taïwan, alors que le pays est en plein bouleversement. Libérée de la domination japonaise à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, l’île se retrouve sous le contrôle de la République de Chine, qui y mène une politique répressive autoritaire. Au début des années 1970, des mouvements contestataires émergent, donnant lieu à des réformes politiques et économiques, puis à l’organisation de la première élection démocratique en 1996. Loin d’être détaché des évolutions politiques de son pays, le cinéma taïwanais se transforme à son tour. Apparu sous l’influence du gouvernement japonais au début du xxe siècle, le paysage cinématographique de l’époque se compose majoritairement de films de propagande au service des politiques japonaises puis chinoises. Jusqu’aux années 1970 où, galvanisés par l’émergence des mouvements sociaux et démocratiques, les cinéastes taïwanais signent de nouveaux récits plus réalistes, plus critiques des normes sociales en vigueur, et surtout centrés sur les individus. Cette « Nouvelle Vague taïwanaise » se développe, portée par les œuvres de figures majeures comme Hou Hsiao-hsien (Un temps pour vivre, un temps pour mourir, Poussières dans le vent, respectivement sortis à Taïwan en 1985 et 1986) ou Edward Yang (Taipei Story, sorti à Taïwan en 1985). 

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EFFET PAPILLON

The Game They Called Sex s’inscrit dans cette mouvance, avec au scénario Su Wei-chen et surtout Tsai Ming-liang, réalisateur incontournable récompensé du Lion d’or à Venise en 1994 pour son sensible Vive l’amour. Ce maître du cinéma taïwanais, adepte des récits contemplatifs, a coécrit ce bijou méconnu bien avant la sortie de son premier long métrage (Les Rebelles du dieu néon, 1998), mais on y décèle aisément certains de ses thèmes de prédilection. Alors que la figure du jeune homme mutique et solitaire deviendra centrale dans ses récits, ici, à travers le portrait d’une jeune Taïwanaise prise au piège d’une société conservatrice, il s’intéresse déjà à la manière dont la mélancolie s’empare d’un personnage en proie à des questionnements intenses sur l’amour et la sexualité. Aurait-on mis la main sur un film annonçant la naissance de ce grand cinéaste des sentiments ?

Pourtant récompensé aux Golden Horse Awards (l’équivalent des César taïwanais) pour la meilleure chanson originale (« A Game a Dream »), The Game They Called Sex n’a jamais été projeté en dehors de son île d’origine, où il est sorti directement en VHS en 1988… avant de tomber dans les mains de mk2 Curiosity, presque quarante ans plus tard, pour une deuxième vie. Véritable curiosité en effet que ce film taïwanais tourné en cantonais qui, au fil de ses différentes parties, passe d’un genre à l’autre. On peut bien sûr y voir un moyen pour chaque cinéaste d’exprimer sa créativité et sa vision du cinéma au sein du segment qui lui a été confié. De notre côté, et si l’information reste mystérieuse, on se plaît à penser que celle qui accompagne notre héroïne lorsqu’elle gagne en indépendance dans l’ultime segment, c’est Sylvia Chang, réalisatrice au regard féministe aiguisée ayant déploré dès 2008, dans une interview accordée au South China Morning Post, une industrie cinématographique hongkongaise majoritairement dominée par les hommes. C’est ce mélange des genres et cette structure narrative tripartite qui donnent au film toute sa modernité, soulignant délicatement l’évolution psychologique de la jeune femme.

D’abord, en s’aventurant du côté du teen movie avec des saynètes rappelant les comédies de John Hughes ou le célèbre Grease de Randal Kleiser (1978) et contrastant avec la réalité conservatrice du pays, incarnée par des parents stricts qui la poussent à accepter un mariage de convention. Plus tard, c’est en épousant les codes du mélodrame romantique, musique envoûtante et esthétique kitsch à souhait, que le film nous raconte la vie de femme au foyer de Hsiao-min. Avant de se dépouiller de tous ses artifices dans un chapitre final plus réaliste et mélancolique, qui clôt parfaitement cette fresque sentimentale, pointant du doigt une société qui aliène les femmes en les enfermant dans un rôle d’épouse. Mais The Game They Called Sex renferme aussi un autre témoignage troublant : celui d’un langage cinématographique et d’un territoire en pleine métamorphose. Alors que le cheminement de Hsiao-min fait écho à celui d’un pays qui cherche sa voie après avoir longtemps été gouverné par des puissances étrangères, cette œuvre-fleuve nous livre une dernière confidence : la liberté des femmes et l’épanouissement d’une nation vont forcément de pair.

The Game They Called Sex de Chin Kuo-chao, Wang Shaudi  et Sylvia Chang (1988), disponible sur mk2 Curiosity du 9 au 30 mai

Image : © DR

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