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Renate Reinsve, Prix d’interprétation à Cannes : « J’ai merdé plein de trucs, mais j’ai le sentiment d’avoir fait les bons choix » 

  • Quentin Grosset
  • 2021-07-20

Révélation fulgurante et irrésistible du festival de Cannes dans "Julie (en 12 chapitres)" de Joachim Trier, la Norvégienne Renate Reinsve en est carrément repartie avec le Prix d’interprétation féminine. Après une brève apparition chez Trier dans "Oslo, 31 août" et quelques petits rôles en Norvège, sa carrière éclate ici avec spontanéité et drôlerie dans le rôle d’une héroïne refusant coûte que coûte la mollesse, le conformisme et la nostalgie de ceux qui l’entourent. Rencontre avec l’actrice, apparemment tout aussi sensible et indocile que son personnage. 

Comment avez-vous rencontré Joachim Trier ?

C’était sur le tournage d’Oslo, 31 août. J’avais un tout petit rôle, avec une seule réplique : « Allons faire la fête ! » J’avais juste des scènes de soirées, et franchement on s’est tellement amusés. C’était pour une seule séquence, mais avec les tests lumière, je suis restée sur le tournage neuf jours. C’est là que j’ai rencontré un peu toute l’équipe. Et puis après, Oslo, c’est tout petit, alors on se croise souvent par-ci, par-là.

Avec Joachim, on finit toujours par avoir des conversations complètement existentielles. Il faut dire qu’on a un peu la même façon de voir la vie, l’amour, ce qu’on doit en faire, quels choix suivre ou non… Mais je ne lui ai jamais trop demandé pourquoi il avait écrit ce rôle pour moi en fait.

Qu’est-ce que vous aimez dans sa manière de diriger ?

C’était incroyable. D’un côté, c’était un peu effrayant, et un peu dur, parce qu’il m’a demandé de lâcher totalement prise. Il ne force en aucun cas l’émotion, il laisse les acteurs les vivre. De l’autre, c’était aussi assez facile parce qu’on analysait profondément chaque scène avant de les tourner. Il m’avait donné un aperçu de la structure de la narration, comment se construisait chaque séquence. Donc j’avais toute la dramaturgie en tête. Ça m’a aidée à toujours savoir par quelle phase émotionnelle Julie passait, à savoir là où elle en était. Après, je suis pas mal aidée par le reste du casting. Il y avait comme une alchimie entre Anders Danielsen Lie et moi. Quant à Herbert Nordrum, la chose la plus importante pour lui en tant qu’acteur, c’est de faire en sorte que son partenaire de jeu soit meilleur. C’est une sorte de credo et du coup on a eu aussi un vrai échange. 

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Dans une très belle séquence, Oslo se fige tandis que Julie court dans la ville. Pour vous, c’est une héroïne qui vit à contre-temps ? 

Oui. Esthétiquement, Joachim fait un arrêt dans le temps et il crée un espace où tout peut arriver. On a beaucoup parlé de ça ensemble, des choix. Imaginons, vous êtes dans une relation avec quelqu’un mais vous avez une touche avec quelqu’un d’autre. Vous ne voudriez pas stopper un petit peu le temps pour voir ce que ça pourrait donner avec cette nouvelle personne ? C’est tellement humain. Je trouve que c’est une scène géniale sur l’idée de saisir ou pas une opportunité qui se présente à nous.

C’est un film sur le bad timing pour vous ? 

Oui, c’est un des grands trucs de Joachim. Et il trouve ça très drôle d’ailleurs ! Comment on peut rencontrer quelqu’un à ce qu’on juge être le bon ou le mauvais moment, et comment aussi ce n’est pas forcément réciproque. C’est tellement compliqué.

Êtes-vous un peu comme Julie, intenable, à vouloir toujours tout expérimenter ? 

Oui, je me sens très proche d’elle. J’ai merdé plein de trucs, mais en même temps j’ai le sentiment d’avoir fait les bons choix. Et je crois que le film est comme un gros câlin réconfortant pour les personnes un peu fucked up, dont la vie ne va pas dans la direction qu’ils voudraient. Parce qu’il est généreux, il prend en compte le fait que les gens sont plein de défauts, complexes. C’est parfois dur d’être soi ! Ce que je trouve cool, c’est que plein de spectatrices m’ont dit qu’elles s’identifiaient à Julie, mais des hommes aussi.

Julie a plein de chemins qui s’ouvrent devant elle : elle peut suivre des études de médecine, de psychologie ou devenir photographe. Vous, vous avez eu des difficultés à trouver votre voie ?

J’ai grandi dans un tout petit village, mais vraiment tout petit, avec des champs, des fermes autour. Mais dans la ville la plus proche, il y avait ce club de théâtre pour enfants. J’ai commencé, et j’ai pris ça vraiment beaucoup plus au sérieux que les autres enfants. Je faisais déjà attention à des détails, à des nuances, par exemple à la façon dont les gens agissent quand ils sont embarrassés… J’avais neuf ans !

Donc j’ai toujours aimé ça, construire une histoire, raconter une vie. Mais j’étais tellement timide. Du coup, ça m’a pris beaucoup de temps avant de pouvoir me formuler que je pouvais devenir actrice. C’est un peu tardif d’ailleurs, un premier rôle à 33 ans… Mais c’est le bon moment pour moi.

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Mais, du coup, vous avez beaucoup hésité ?

En fait, un jour avant que Joachim m’appelle pour le rôle, j’étais prête à abandonner cette idée d’être actrice. Parce qu’en ce moment, à notre époque, au moins en Norvège, la situation économique fragilise les projets artistiques, et plusieurs auxquels je tenais ont été compromis. Les seules choses qui sont produites, ce sont des divertissements. J’en avais tellement marre des mauvais scripts que pendant un moment, j’ai pensé à devenir enseignante ou charpentière. Et c’est là que Joachim m’a appelée. J’attendrai donc avant de commencer une carrière dans le bois. 

Julie trouve que les amis d’Aksel, plus vieux qu’elle d’une décennie, cèdent trop au confort bourgeois, à un mode de vie familial qu’elle juge conformiste. Vous luttez contre ça aussi ?

Oui, je pense. J’aime bien troubler le protocole. J’ai cette attitude de déconstruire les conventions, de les analyser. Et puis finalement de les pulvériser ou bien de me les approprier comme j’en ai envie. Julie est complètement comme ça aussi.

Le film parle beaucoup de l’injonction à la maternité que subissent les jeunes femmes à la trentaine. Comment voyez-vous le parcours de votre personnage par rapport à ça ? 

Julie a très peu confiance en elle, elle ne peut pas s’occuper de quelqu’un d’autre car elle est déjà accaparée par le fait d’essayer de comprendre qui elle est. Donc elle n’est pas du tout prête à ça. Mais il y a cette pression sociale que doivent supporter les femmes dès qu’elles dépassent 30 ans… On devrait pouvoir choisir qui on veut être ! Ou faire en sorte que la société reconnaisse qu’il s’agit d’une injonction, pour qu’on puisse enfin ne plus y céder… Aksel trouve que c’est difficile quand, dans une relation, une personne veut un bébé, et l’autre n’en veut pas. Pour moi, Julie est super forte car elle dit haut et fort qu’elle n’en sait rien. 

Julie (en 12 chapitres) est aussi un portrait corrosif de deux générations, les trentenaires et les quadras, plutôt de classe moyenne. Comment, à 33 ans, voyez-vous ce passage d’une décennie à une autre ? 

Je pense que ces deux générations incarnent différentes étapes. Plus on avance, plus on est sûr de soi. Naturellement, les gens de quarante ans ont plus confiance en eux. Il y a aussi quelque chose de nostalgique dans la manière dont Aksel se définit intimement par rapport à ses disques, là où quelqu’un de mon âge a toute la musique qu’il veut dans son téléphone…

Mais ce que j’aime dans le fait de vieillir, c’est que personne n’y comprend rien. Hier, il y a un type de 60 ans qui m’a interviewée et qui m’a dit : « J’ai encore tout à apprendre. » J’adore cette attitude, car il y a de la confusion à tous les moments de la vie.  En prenant de l’âge, on se dit, oui, je me sens mieux avec moi-même, j’ai accepté cette part de mon caractère… Mais en fait, c’est encore et toujours le bordel. On ne sait rien de rien, c’est le chaos.

Dans les films de Joachim Trier, les scènes de nuits blanches dans la ville sont toujours intenses, comme suspendues. C’est comme ça la nuit à Oslo ? Vous sortez beaucoup ? 

Oui, surtout dans ce qu’on appelle les « nachspiel », le mot norvégien pour les afters. J’aime vraiment faire la fête, boire, danser, c’est comme hors du temps. Ce que je préfère c’est rentrer quand le soleil se lève, qu’on ne va pas se coucher et qu’on va prendre le petit dej’ avec les gens avec qui on était ou qu’on a rencontrés.

Qu’est-ce que vous aimez au cinéma ?

Ma cinéphilie a commencé avec le cinéma de David Lynch, Mulholland DriveTwin Peaks… J’aime les trucs très dark. Il y a Requiem pour un massacre d’Elem Klimov, une évocation de la guerre extrêmement dure. Mais depuis que je travaille avec Joachim, je regarde plein de films français, comme Un prophète de Jacques Audiard, un chef-d’œuvre pour moi.

Sinon, j’apprécie le cinéma de Rüben Ostlund, il m’a ouvert les yeux sur comment faire un film qui déconstruit les structures de la société. Et puis bien sûr, je suis fan de Tarkovski pour son côté existentiel. Dans le même genre, un de mes films préférés, c’est Antichrist de Lars Von Trier, surtout pour la performance dingue de Charlotte Gainsbourg. J’ai dû regarder le film au moins trente fois pour essayer d’analyser comment elle faisait. Oh, et puis, il y a aussi Call Me By Your Name de Luca Guadagnino… Bon, vous allez dire que j’aime tous les films !

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