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« Reality » de Tina Satter : une chambre à soi

  • Juliette Reitzer
  • 2023-02-17

Le premier long métrage de Tina Satter met en scène la retranscription réelle de l’interrogatoire, à son domicile et par le FBI, de Reality Winner, jeune Américaine jugée en 2018 au titre de l’Espionnage Act. Un film fascinant qui oscille entre thriller psychologique, true crime et étude très contemporaine sur le genre - une foudroyante révélation.

Tout est incroyable dans cette histoire vraie, à commencer par le nom de sa principale protagoniste : Reality. Le 3 juin 2017, elle a 25 ans quand, de retour chez elle à Augusta, Georgie après quelques courses, elle trouve deux agents du FBI devant sa porte. C’est là que démarre l’enregistrement à partir duquel la dramaturge et cinéaste américaine Tina Satter a créé d’abord une pièce, Is This a Room, énorme succès Off Broadway en 2020, puis ce film. Cet enregistrement, un carton nous en apprend l’existence au début du film : « Le FBI a documenté les événements suivants grâce à un enregistreur audio. Les dialogues de ce film sont entièrement tirés de la retranscription de cet enregistrement. »

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Ce matin-là, Reality Winner arrive donc devant chez elle, les agents vérifient son identité, se présentent, indiquent disposer d’un mandat de perquisition puis restent avec la jeune femme tandis que leurs collègues fouillent la maison. Ce temps d’attente à l’extérieur forme la première partie du film, passionnante. S’y dévoile le fameux art du small talk du FBI, cette manière de faire affleurer la vérité avec l’air de ne pas y toucher, en parlant de tout et de rien, dans un cadre aux contours relativement flous : il ne s’agit pas d’un vrai interrogatoire, mais tout ce que vous direz sera bien sûr utilisé contre vous. On papote donc de cross fit (sport que Reality pratique assidument), d’animaux de compagnie (elle s’inquiète pour son chat, qui pourrait tenter de s’enfuir), des armes qu’elle possède, ou de son CV atypique (elle est linguiste cryptologue, parle couramment le Farsi, le Dari et le Parsho, et travaille comme traductrice pour une société sous contrat avec l’armée). Alors que les dialogues suivent, à la virgule, au bafouillement près, les retranscriptions de l’enregistrement, la caméra de Tina Satter, patiente, vient gratter du côté des non-dits, scrutant là un regard qui panique, ici un discret signe de la tête, une main qui tressaute, une crispation de la bouche, mettant en place un étrange et captivant jeu du chat et de la souris. La souris, on le comprend rapidement, est ici soupçonnée d’avoir fait leaker des documents à la presse.

C’est alors que se produit une chose assez incroyable. Un des agents demande à la jeune femme si elle préfère répondre à leurs questions dans les locaux du FBI ou chez elle (à la bonne franquette, après tout c’est plus confortable). Contre toute attente, la jeune femme opte pour la seconde option : il se trouve qu’elle dispose justement d’une pièce vide à l’arrière de la maison, une pièce où elle ne va jamais. Cet élément bien réel de l’histoire devient le formidable ressort narratif de la seconde partie du film, la cinéaste investissant cette pièce vide et mystérieuse comme une représentation de l’espace mental de Reality. La mise en scène plonge dès lors totalement dans la psyché de la jeune femme, jouant d’effets de distorsion à l’image et au son à mesure que Reality est forcée de se confronter à elle-même, à ses émotions, à sa terreur, jusqu’à l’effondrement - le film offrant ici une nouvelle preuve éclatante, après les séries Euphoria et The White Lotus, de l’immense talent de la jeune actrice Sydney Sweeney.

C’est aussi dans cette pièce aux airs de « chambre à soi » que s’affirme ce qui est à nos yeux la plus grande force du film, à savoir son discours extrêmement fin sur les rapports de genre. Car, même si les agents du FBI qui l’ont interrogée (tous des hommes) se sont montrés plutôt bienveillants, les échanges enregistrés ce matin-là sont parsemés de légers flottements, de discrets sous-entendus genrés, finement soulignés par la mise en scène – les agents pouffent de rire en apprenant que le fusil de Reality est rose, ils sont ébahis qu’une jeune femme puisse soulever de tels poids au cross fit, échangent un regard entendu quand elle explique, mi-gênée, mi-amusée, que son chien n’est pas méchant mais qu’ « il n’aime pas trop les hommes ». Il faut alors se rappeler que Reality Winner a été la première lanceuse d’alerte condamnée en application de l’Espionage Act sous le mandat de Donald Trump (elle a écopé d’une peine particulièrement lourde de 5 ans de prison, soit la plus longue jamais imposée à une personne ayant fait fuiter des informations à la presse, elle est sortie de prison en juin 2021), pour prendre toute la mesure de la charge puissamment politique du film.

Image (c) Seaview

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