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Raoul Peck : « Mon travail a été de déterrer les silences, de montrer d’autres points de vue »

  • Joséphine Leroy
  • 2022-03-21

Après ses incroyables portraits de Patrice Lumumba (« Lumumba », 2000) ou de James Baldwin (« I Am Not Your Negro », 2016), le cinéaste haïtien Raoul Peck signe avec « Exterminez toutes ces brutes » une fresque monumentale. Pour nous, il revient sur les dessous de cette œuvre percutante, qui explore sept siècles de violences racistes.

Lors de la mise en ligne des quatre épisodes du film en février sur Arte, quelles réactions vous ont le plus marqué ?

Il y a eu une réaction forte de la part des jeunes, qui m’ont dit que le film disait des choses qu’ils ont toujours pensées mais qu’ils n’ont jamais su exprimer. Une minorité m’a reproché d’aborder trop de thèmes, de faire des raccourcis, ou au contraire de ne pas aborder telle ou telle partie de l’histoire, comme l’esclavage avant l’Europe. Mais je ne fais rien d’autre que m’associer à des travaux sérieux et amener ma dose de vécu – et on ne peut pas me dire que mon vécu est faux. Je pense que c’est ce qui fait la force du film. Donc, au lieu d’essayer de me chercher des poux dans la tête, allez regarder de plus près cette histoire.

Vous nous plongez dans sept siècles d’histoire mondiale, de violences et de désespoirs. C’est vertigineux. Quelle a été la ligne directrice du projet ?

C’est vrai que, quand on voit le film en entier, on a l’impression que ça a été une masse de travail telle qu’il était difficile de s’en sortir, mais non. J’ai commencé par le livre de Sven Lindqvist [disparu en 2019, cet écrivain suédois, ami proche de Raoul Peck, est l’auteur du livre Exterminez toutes ces brutes, paru en 1992, ndlr], qui lui aussi est assez épais, mais compréhensible. Après Sven, j’ai senti le besoin d’aller chercher Roxanne Dunbar-­Ortiz [historienne américaine, autrice du livre An Indigenous Peoples’ History of the United States, paru aux États-Unis en 2014, ndlr]. Il était clair que je devais m’attaquer à ce gros morceau, à ce pays qui s’estime au centre de la démocratie, qui se croit jeune, de 200 ans seulement, qui s’est pensé comme un « nouveau monde », par rapport à la « vieille Europe ». L’idée, c’était de montrer que non, il n’y a pas eu de scission. C’est la continuité d’une Europe conquérante et impérialiste.

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Vous venez d’évoquer un des partis pris les plus audacieux du film : créer des ponts entre le massacre d’autochtones amérindiens, l’esclavage aux États-Unis, la colonisation, la Shoah, notamment en bouleversant l’ordre chronologique. Pourquoi ce choix ?

Ce que j’ai fait, c’est relier des choses qu’on a séparées d’une manière arbitraire. L’histoire, ce n’est pas que des dates, il faut chercher les constantes. On a tendance à la découper en tout petits morceaux, sans avoir de vision cohérente ni de recul. Les silences sont aussi très importants. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas raconté quelque chose que ça n’existe pas. Mon travail a été de déterrer ces silences, de montrer les autres points de vue, en parallèle à une lecture eurocentrée.

Vous combinez prises de vue réelles, séquences animées, cartes et panneaux explicatifs… Qu’est-ce que cette hybridation formelle vous a permis d’exprimer ?

Là encore, c’était très organique. Je n’existe pas en termes d’archives, de photos, le cinéma n’a pas raconté mon histoire. Je me sers de tout ce qui me tombe sous la main pour le faire. J’utilise tout ce que le cinéma m’offre techniquement. Toutes les archives photographiques que je peux trouver aussi. J’ai utilisé la plupart des photos disponibles du massacre de Wounded Knee [le 29 décembre 1890, dans le Dakota du Sud, cent cinquante à trois cents Amérindiens ont été tués par l’armée des États-Unis, ndlr] par exemple, mais pour la Piste des larmes [le déplacement forcé de peuples amérindiens par les États-Unis, entre 1831 et 1838, ndlr], on n’a rien. Donc j’ai eu l’idée de faire des séquences animées pour faire passer l’émotion. Je ne voulais pas avoir un discours froid, je voulais que ce soit viscéral, parce qu’il s’agit de vraies vies.

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Vous injectez de la fiction dans tout ça, notamment avec le personnage joué par Josh Hartnett, qui catalyse toute la violence du suprémacisme blanc. On a l’impression que la fiction vous a permis, non plus de combler un vide, mais de contrer les récits dominants.

Oui, c’est ça. Tout ce qu’il y a dans le film est vrai. La fiction est vraie, dans son contenu. J’ai été ébranlé par des journaux d’explorateurs, d’aventuriers, d’officiers qui racontent leur parcours colonial et je voulais faire passer ces récits autrement. C’est comme quand je transforme les jeunes esclaves noirs en enfants blancs. Ça force le spectateur à se poser la question de l’identification, et ça c’est important. J’ai eu des retours de gens qui ont été choqués par ça. C’est fait exprès. Je dois jouer avec la perception des autres pour faire comprendre mon point de vue.

Il y a aussi des extraits de films hollywoodiens glaçants, qui témoignent d’une vision complètement erronée de l’histoire des États-Unis. Quel rôle le cinéma joue-t-il dans la mystification historique ?

Le cinéma américain, en gros, c’est un cinéma qui vous réconcilie avec le système, avec le capitalisme. Quand on voit Gene Kelly danser dans un musée anthropologique, se moquer des autochtones [dans Un jour à New York de Stanley Donen, sorti en 1950, ndlr]… Bon, c’est un music-hall, donc on rigole, c’est drôle. Et puis après on réfléchit et on se dit qu’il s’agit d’êtres humains, de vrais costumes de l’époque, qui étaient précieux pour ces gens-là. Là, ça vous met un coup. C’est le rôle aussi de mon film, forcer le spectateur à questionner cette perspective. Aussi bien dans I Am Not Your Negro qu’ici, je déconstruis cette image hollywoodienne.

Dans le film, les femmes, malgré leur statut de victimes, imposent une certaine majestuosité. C’était important pour vous de leur donner une telle épaisseur ?

J’évite de les montrer en victimes. Par exemple, quand je montre des photos coloniales de femmes aux seins nus, je ne choisis que celles où elles regardent l’objectif.

Vous avez été professeur à la Tisch School of the Arts de l’université de New York, puis avez présidé La Fémis de 2010 à 2019. Comment percevez-vous les récentes attaques dénonçant un prétendu « islamo-­gauchisme » à l’université en France ?

C’est un combat d’arrière-garde. C’est comme quand on critique le fait que des féministes décident de faire des réunions seules… Tous les mouvements ont commencé comme ça. Vous ne pouvez pas demander à des gens qui essaient de comprendre dans quelle situation ils sont de se confronter à des gens susceptibles de leur faire la leçon.

Vous préparez un long métrage sur Frantz Fanon. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ?

Le film s’intéresse aux derniers jours de Fanon à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Il vient de recevoir son premier poste, il a 28 ans. Il se rend compte que les méthodes employées sont mal adaptées et il commence à révolutionner les modes de traitement. Pendant ce temps, l’Algérie est en train de se déchirer, et il doit soigner aussi bien les torturés que les bourreaux. Ça lui permet de développer une théorie sur la violence. Et, à la fin de ce parcours, il décide de prendre position et rejoint le FLN. C’est basé là aussi sur des histoires vraies, et c’est bouleversant.

Exterminez toutes ces brutes de Raoul Peck, jusqu’au 31 mai sur Arte.tv

Suivez ce lien pour voir le premier épisode.

Photographie (c) Velvet Films David Koskas

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