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QUEER GUEST · Louis-Georges Tin : « Philadelphia correspond à un tournant politique générationnel en Occident. »
- Timé Zoppé
- 2024-06-20
L’universitaire et militant, à l’initiative de la journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie en 2005 et président du Conseil représentatif des associations noires de France de 2011 à 2017, est l’une des personnalités queer et afrodescendantes dont Fabrice Nguena brosse le portrait dans « Afroqueer » (éd. Ecosociété). Louis-Georges Tin s’est confié à nous sur son rapport à « Philadelphia » de Jonathan Demme (1993).
QUEER GUEST est une série d'articles issue de notre rubrique QUEER GAZE, le cinéma LGBTQ+ raconté par la journaliste Timé Zoppé.
« 1993, Philadelphia. Nous sommes au plus fort de l’épidémie de sida. Il n’y a pas encore les trithérapies, qui n’apparaissent que trois ans plus tard. Autour de moi, c’est l’hécatombe. Le sida, dit-on alors, est la maladie des noirs et des homosexuels, et moi, je suis noir et homosexuel.
Le scénario, on s’en souvient, évoque l’histoire d’Andrew Beckett, brillant avocat, joué par Tom Hanks, qui est un jour exclu de son cabinet à Philadelphie, officiellement pour faute professionnelle. Il tente de démontrer qu’il a été licencié en fait parce qu’il est homosexuel, et qu’il a le sida. Aucun avocat n’accepte de prendre son dossier, mais il est finalement défendu par Joe Miller (joué par Denzel Washington), avocat noir, assez homophobe, mais qui, en défendant son client, évolue progressivement et se voit poussé à remettre en cause ses propres préjugés.
Tom Hanks a remporté l’Oscar du meilleur acteur pour son interprétation bouleversante, et Philadelphia est devenu un film culte. On peut même dire que c’est un tournant dans l’histoire du sida et des homosexuels. Jusqu’alors, pour beaucoup de gens, le sida était uniquement un problème médical, une épidémie qu’il convient de stopper ; avec Philadelphia, le grand public découvre qu’il y a aussi un problème juridique, qui s’appelle la discrimination. Et en l’occurrence, une discrimination liée à la sérophobie et à l’homophobie.
En ce sens, tandis que la première génération des militants anti-sida était principalement perçue à travers l’urgence sanitaire, les morts par milliers, et bientôt par millions, progressivement l’opinion comprend mieux la mobilisation nouvelle contre les discriminations, un terme qui s’impose de plus en plus dans le débat public. On le sait, c’est dans le cadre des drames sociaux provoqués par le sida, lorsque par exemple, les familles homophobes récupèrent les biens et les logements des fils homosexuels malades, en excluant le partenaire, privé de tout bien et de tout droit (et parfois même du droit de visite à l’hôpital et du droit de demeurer dans l’appartement conjugal), que sont nées les premières revendications concernant les couples de même sexe, le combat pour le Pacs, et ensuite le mariage pour tous. J’appartiens à cette génération.
Je n’ai jamais été un militant anti-sida, j’ai été essentiellement un militant anti-homophobie. J’ai dirigé aux PUF le Dictionnaire de l’homophobie, et j’ai fondé la Journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie. Et je pense que Philadelphia a joué un rôle dans mon parcours. Avant de voir ce film, le combat des gays était pour moi marqué par l’urgence sanitaire, et comme j’étais encore en classes préparatoire au lycée Henri IV, je ne pouvais pas encore m’engager dans le milieu associatif ; avec Philadelphia, je comprends qu’il y a aussi cet enjeu juridique, qui relève des droits humains fondamentaux, et ayant alors intégré l’Ecole normale supérieure, justement en 1993, j’ai désormais plus de temps et de liberté, et c’est dans cette voie que désormais je m’engage : la lutte contre l’homophobie.
A l’évidence, Philadelphia correspond non seulement à un tournant dans ma conscience politique individuelle, mais aussi à un tournant politique générationnel en Occident. C’est aussi la conscience claire que le problème, ce n’est pas l’homosexualité, mais l’homophobie. C’est évidemment ce que disaient déjà les militants des années 1970, mais c’est dans les années 1990 que cette évidence s’impose. Et c’est pourquoi tout mon combat a toujours été fondé non pas sur la nécessité de justifier l’homosexualité (nous n’avons pas à nous justifier), mais sur la nécessité de dénoncer l’homophobie (qui est toujours injustifiable). »
Image : © G.Garitan