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QUEER GAZE · « La femme Nikita n’est pas une femme » par Camille Regache

  • Camille Regache
  • 2023-03-16

Cette semaine, carte blanche à Camille Regache (@CRegache sur Twitter), journaliste et autrice du podcast Camille (Binge Audio), sur la norme hétéro. Elle est également membre de l'AJL (Association des journalistes LGBT), qui a publié fin février une étude édifiante sur la représentation des personnes trans dans les médias. Elle nous parle de sa passion de jeunesse pour un film un peu oublié de Luc Besson, « Nikita », qu’elle a instinctivement perçu d’un œil queer.

Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.

Nikita est arrivée dans ma vie pendant mes années lycée. Impossible de savoir précisément comment ce DVD devenu ensuite si cher à mon cœur s’est retrouvé dans le salon familial. Ses multiples visionnages ont occupé de nombreuses heures vacantes de mon adolescence à la fin des années 2000. Vous ne connaissez pas Nikita ? Je ne suis pas étonnée, personne ne m’en a reparlé depuis.

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Juste après le mythique Le Grand Bleu et quatre ans avant Léon, le film n’est plus qu’une ligne discrète dans la filmo de Luc Besson. Pourtant lors de sa sortie en 1990, Nikita - La Femme Nikita aux Etats Unis - a fait grand bruit et valu un César de la meilleure actrice à Anne Parillaud, compagne de Besson à l’époque, disparue du cinéma français depuis. Besson qui a récemment été accusé de viol et d’agression sexuelle par l’actrice Sand Van Roy [un non-lieu a été prononcé en 2021 par la justice en France, une plainte a été déposée en juin 2022 en Belgique, ndlr]. Besson qui est connu pour mettre en scène des jeunes femmes guerrières sexy mais en besoin de soutiens masculins. On est loin du féminisme, on est loin de la queerness, on est en plein dans Papa fait du cinéma. 

Nikita, donc, jeune toxicomane à la dérive qui tue un flic de sang-froid lors du braquage d’une pharmacie. Condamnée à perpétuité, les services secrets français simulent sa mort pour la former en secret. Son destin : devenir une tueuse professionnelle insoupçonnable. Au début forcément, ça foire un peu. Nikita se rebelle, beugle, gigote dans son short et ses godillots de cuir, prend de la place, fait ce qu’elle veut c'est-à-dire n’importe quoi. Flics, juges, instructeurs militaires, celle que le film présente d’abord comme un animal indomptable dans des fringues en léopard et pied de poule, se dresse face aux représentants des institutions. Nikita vandalise la chambre où elle est enfermée, tague les murs, éructe des mots incompréhensibles. Tout l’enjeu du film sera de la dresser.

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L’équation est simple : la féminité ou la mort. Une version très littérale des diktats genrés. Le film le dit aussi clairement que cela. Quand Nikita demande ce qu’elle doit faire, son instructeur lui répond : « Apprendre à lire, marcher, parler, sourire, se battre même, apprendre à tout faire. - Si je veux pas rendre service ?” Le cimetière. L’apprentissage de la féminité devient, au même niveau que les armes à feu, une compétence à acquérir au sein du centre avant de retourner à la vie civile. Devenir femme et arme fatale. 

Les armes, la bagarre elle connaît, elle ne connaît même que ça. « T’as déjà tiré avant ? - Jamais sur du carton. » Mais la féminité, non. Alors elle se lance. « Pour le moment, ma chère enfant, vous ne ressemblez pas à grand-chose », lâche Amande, instructrice beauté incarnée par Jeanne Moreau, blonde bourgeoise aux grandes boucles d’oreilles et bagouzes qui se donne pour mission de lui « donner forme humaine, avant de devenir l’essentiel de l’homme, une femme ». Pas grand-chose, c’est à peu près ce à quoi je ressemblais moi à 16 ans. Des cheveux impossibles à coiffer, des fringues masculines, zéro maquillage. Alors quand Amande explique les gestes de la féminité à Nikita, qui tente maladroitement de déposer un peu de rose sur ses lèvres, je me sens visée : « Laisse-toi guider par le plaisir, ton plaisir de femme. Et n’oublie pas, il y a deux choses qui sont sans limites : la féminité, et les moyens d’en abuser ». Tous ces attributs dont j’étais dépourvue, grâce élégance et féminité, n’étaient que des outils. Cette phrase a résonné fort en moi. J’allais pouvoir moi aussi, me jouer de la féminité, l’utiliser et m’en moquer, si je le voulais. 

Sans surprise, Nikita apprend donc à poser impeccablement son mascara et part, en robe noire beaucoup trop courte, talons hauts aux pieds et énorme gun à la main, buter une cible pour signer la fin de sa formation. Elle s’installe dans la vie civile sous deux nouveaux prénoms, Marie pour la vraie vie, Joséphine pour les tueries. Sous l’un ou l’autre, aucune convention de la société hétérosexuelle n’a de sens pour elle. Appartement, vêtements... Elle prend ce qui passe, elle s’en fout. Incapable de faire des courses, elle suit une ménagère modèle dans les rayons de Prisunic et copie sa liste de courses. En guise de repas, elle embarque par la même occasion le caissier un peu mou incarné par Jean-Hugues Anglade, qu’elle trouve à son goût. Quand j’y repense, moi c’était certainement Nikita que je trouvais à mon goût, qu’elle joue à la lipstick ou non. La perspective qu’une femme comme elle m’invite à diner devait me faire quelque chose. Jean-Hugues Anglade, lui, est perturbé : normalement, c’est lui qui invite à dîner. 

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Nikita performe tout. Met en scène une vie conjugale, s’invente une couverture d’infirmière, un passé de petite fille heureuse, fait semblant d’être une femme alors qu’elle est autre chose. Dix ans plus tard, je vais découvrir grâce à Monique Wittig que « les lesbiennes ne sont pas des femmes » [La Pensée Straight, publié en 1992, ndlr], puisque indépendantes de tout rapport de subordination aux hommes. Nikita vit entourée d’hommes mais ne montre pas l’once d’un remord alors qu’à la fin du film, elle fuit sans son fiancé ni son instructeur, incarné par Tchéky Karyo et visiblement assez lié à elle (étant donné le niveau de toxicité de leur relation, évitons le mot « amoureux »). Nikita n’aura joué le jeu que pour survivre, sans jamais y croire réellement.

Comme elle, je sentais quelque chose en moi d'inacceptable pour les autres : mon désir pour les femmes. Et si on regarde bien le film, Nikita ne change pas, elle ne sait que tuer. La différence, c’est que cela devient acceptable en talons hauts et au service de l’Etat. C’est la société qui trace une frontière entre l’acceptable et l’inacceptable. Est-ce que mon désir aurait été socialement plus acceptable en portant du rouge à lèvres ?

Le film vend la rédemption d’une paumée, j’y ai vu la liberté d’une inclassable, libérée de la féminité et de son genre. Nikita pour moi, ce n’était pas l’instrument des fantasmes de Besson. C’était la marge, et depuis mon placard au lycée, elle m’appelait.

- Pour lire l’étude de l’AJL Transidentités : de l’invisibilisation à l’obsession médiatique : https://transidentites.ajlgbt.info/

- Ecouter le podcast Camille : https://www.binge.audio/podcast/camille

images (c) 1990 Columbia/Tri-Star

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