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QUEER GAZE · « Antonia et ses filles » par Marie Kirschen

  • Marie Kirschen
  • 2023-02-16

Complètement oublié en France, « Antonia et ses filles » a pourtant décroché l’Oscar du meilleur film étranger en 1995. Cette fresque matriarcale et féministe, qui résonne avec de nombreux thèmes actuels, a aussi constitué la première fois où la journaliste et fondatrice du magazine lesbien « Well Well Well Marie Kirschen » a vu des héroïnes lesbiennes.

Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.

Qui se souvient d’Antonia et ses filles ? Pas grand monde. D’ailleurs ce film néerlandais n’est pas visible en France actuellement : pas de DVD en vente, pas d’offre en streaming… Il y a quelques années, quand j’ai souhaité le revoir, j’ai dû me résigner à acheter un DVD américain, en import (et donc en néerlandais sous-titré anglais). Seul le ciné-club queer Le 7e genre, connu pour proposer des pépites quasi-invisibles ailleurs, l’a programmé, il y a quelques années, pour une séance parisienne. Au mitan des années 1990, ce long-métrage de Marleen Gorris avait pourtant profité d’une belle percée au box-office, en particulier aux États-Unis où le film avait raflé la statuette du meilleur film étranger lors de la cérémonie des Oscar de 1995. 

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Je devais avoir 13 ou 14 ans quand j’ai découvert ce long-métrage, quelques mois après sa sortie dans les salles françaises en avril 1997. Et il me fit l’effet d’une grande bourrasque sur le visage. À l’époque, je n’avais pas encore mis de mot sur mon identité lesbienne et cet étrange sentiment de ne pas être conforme à ce qu’on attendait de moi. J’étais, par contre, déjà très officiellement féministe. Or, il faut rappeler le contexte : côté féminisme, à la fin des années 1990, ce n’était pas vraiment la joie. Aucune asso ou collectif n’avait de réel poids médiatique, l’image de la militante était généralement celle d’une has-been givrée et haineuse et les quelques célébrités qui osaient exprimer une parole en faveur des droits des femmes s’empressaient aussitôt de préciser “mais je ne suis pas féministe vous savez, je ne déteste pas les hommes”. Las. Je me sentais très, très seule.

Je rêvais alors de devenir réalisatrice et ingurgitais une quantité astronomique de films considérés comme des “chefs-d'œuvre” de l’histoire du cinéma. Résultat : j’étais noyée dans un océan de héros masculins, mis en scène par des hommes. Antonia et ses filles (Antonia’s line en anglais) m’est donc arrivé en pleine tête comme une incongruité absolument jouissive. En tout premier lieu parce que le film dresse le portrait d’une matriarche et de sa descendance, 100% féminine. Il y a Antonia, mais aussi sa fille Danielle, sa petite fille Thérèse et son arrière-petite-fille Sarah… Autant vous dire que le film passe haut la main le test de Bechdel

L’histoire, qui s’étire sur 50 ans, démarre à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au Pays-Bas, alors que l’héroïne rentre dans son village natal, à la mort de sa mère. Antonia reprend la ferme familiale avec sa fille et, très vite, y accueille des ami·es mais aussi quelques personnes isolées, victimes d’injustices et de violences, qu’elle prend sous son aile. Jusqu’à former une joyeuse petite communauté-refuge (une notion qui prendra, pour moi, beaucoup d’importance quelques années plus tard), où se tissent de nombreux liens de solidarité et d’amour. 

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Un clan matriarcal, donc, avec à sa tête une femme qui ne s’en laisse pas compter. C’est un autre point qui m’avait profondément marqué lors de ma découverte du film : le désintérêt affiché face aux injonctions des hommes. Quand un villageois détestable vante les mérites de ses fils, estimant que l’un d’eux devrait se marier avec Danielle, celle-ci baille ostensiblement. Plus tard, elle décidera de faire un enfant sans homme, car elle ne veut pas de mari. Dans une autre scène, un fermier veuf vient demander à Antonia sa main, estimant que, celle-ci étant célibataire, il serait logique qu’ils se marient. “Mes fils ont besoin d’une mère”, argumente-t-il. “Mais je n’ai pas besoin de vos fils”, lui répond placidement Antonia. “Et d’un mari non plus ?”, tente-t-il encore, visiblement estomaqué. La réponse d’Antonia eu pour moi le goût d’une délicieuse friandise : “Pour quoi faire ?”

Moi non plus, je ne voulais pas de mari. Certes, pas pour les mêmes raisons qu’Antonia (qui prendra finalement le veuf comme amant - mais jamais comme époux). Mais pour la première fois cette possibilité était formulée de manière très affirmée. Surtout, la volonté des héroïnes - et non celle des hommes - était au centre. 

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Ma raison à moi de répondre “pour quoi faire ?” à une proposition de mari apparait quelques minutes plus tard dans cette fresque féministe, quand Danielle tombe amoureuse d’une femme (avec une scène de sexe à l’appui). Cela peut paraître incroyable aujourd’hui, à l’heure de Sex Education, de The L Word : Generation Q, de Work in progress et de toutes ces représentations queer multiples et variées, mais c’était la première fois que je voyais des femmes lesbiennes. Pas seulement au cinéma. Juste tout court. Encore une fois, il faut rappeler le contexte des années 1990 : les représentations lesbiennes se comptaient alors sur les doigts d’une main. Et encore… Une main à demi fermée. J’avais raté When night is falling, sorti l’année d’avant, ainsi que Gazon Maudit, deux ans plus tôt. Je n’ai aucun souvenir d’avoir croisé auparavant des femmes ouvertement lesbiennes ou bies à la télé, dans un livre, ou dans mon entourage. Des personnages gays, oui, il y en avait eu quelques-uns. Mais des femmes, jamais. Cette possibilité, qui émergeait ici subitement avec le personnage de Danielle, était tellement surprenante et dérangeante que je l’ai à moitié refoulée. 

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Ce personnage n’était pas là par hasard. La réalisatrice, Marleen Gorris, est elle-même lesbienne et son engagement féministe imbibe largement sa filmographie. Dans Antonia et ses filles, elle évoque la maternité mais aussi l’IVG, elle met en scène l’existence des violences sexuelles dans la vie des femmes. C’est peut-être le seul point qui m’a gêné, lors du revisionnage du film pour cette chronique : l’un des viols (l’histoire en comporte trois) n’est pas puni et sa victime est laissée quasi hors-champ. Mais plus tard, suite à une autre agression, Antonia, cheveux ébouriffés et fusil au poing, jette un sort sur un violeur, rappelant la figure de la sorcière, qui inspire tant les féministes de 2023. Le film, en bien des points, fait écho à des préoccupations très contemporaines - et queer : la sororité, le retour à la terre, la construction de communautés bienveillantes… Lors de grands banquets qui rythment le film comme les saisons, cette famille choisie se réunit dans la cour de la ferme et célèbre la joie d’être ensemble, un verre de vin à la main. Face à la rigidité de la morale religieuse et le qu’en dira-t-on des villageois et des villageoises, Antonia et sa lignée ont choisi la liberté, l’indépendance, et donc la marge. Sans jamais oublier de montrer que celle-ci peut être terriblement joyeuse. 

Retrouvez le compte Instagram de Marie Kirschen ici : @mariekirschen

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