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Philippe Azoury : « L’œuvre d’Eustache est le fruit de ce contre quoi il se cogne »

  • Quentin Grosset
  • 2023-06-05

Bernadette Lafont, interprète de « La Maman et la Putain » (1973) de Jean Eustache, parlait du film comme d’« un texte de feu ». Alors que tous les films du cinéaste écorché ressortent en salles, l’écrivain, critique et scénariste Philippe Azoury y répond par un texte tout aussi vertigineux et enflammé, « Jean Eustache. Un amour si grand… » Il s’interroge sur ce que cette œuvre qui le hante peut nous dire aujourd’hui – et dépasse le sujet Eustache pour proposer une redéfinition de l’amour, débarrassé du narcissisme. Rencontre.

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Vous avez fini d’écrire votre livre hier et vous répondez déjà à nos questions. Vous êtes habitué à cette urgence ?

Le pire, c’était pour mon livre À Werner Schroeter, qui n’avait pas peur de la mort [Capricci, 2010, ndlr]. Emmanuel Burdeau, mon éditeur, m’avait dit le vendredi : « Ça part lundi chez l’imprimeur. » Je commence à le relire et je me dis : « C’est nul, en fait. » Je lui ai dit que j’allais le réécrire entièrement, pendant tout le week-end. Je lui ai renvoyé un nouveau livre le lundi, à 6 heures du mat’, et à 7 h 30 il m’a dit : « Ouais, c’est mille fois mieux. » Pendant un moment, j’ai pensé que c’était une mauvaise habitude de presse. Mais Joseph Ghosn [actuel directeur adjoint de Madame Figaro, avec lequel Philippe Azoury a écrit un livre, The Velvet Underground, Actes Sud, 2016, ndlr] m’a fait remarquer que je réécrivais toujours tout deux, trois fois.

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Ce titre, Jean Eustache. Un amour si grand…, vous l’avez aussi trouvé il y a peu.

Je voulais condenser le bouquin avec une phrase. En décembre, j’ai passé un oral au Centre national du cinéma et de l'image animée pour avoir une aide. Dans le jury, il y avait Nathalie Richard [actrice-phare de Jacques Rivette et de Bertrand Mandico, ndlr], et j’avais l’impression qu’en me regardant elle me disait : « Je l’ai, ta formule, mais je ne te la donnerai pas. » Ensuite, chez un disquaire génial, j’ai trouvé un vinyle très rare de Ghédalia Tazartès [artiste affilié à la musique concrète, disparu en 2021, ndlr], je n’en avais jamais eu entre les mains. Je l’achète et l’écoute un samedi à 17 heures en travaillant sur le livre – est-ce que c’était le moment de mettre de la musique expérimentale ? Je ne sais pas. Je retourne la pochette et je vois le titre de ce morceau : « Un amour si grand qu’il nie son objet ». En faisant quelques recherches, je découvre que Tazartès a été très longtemps le compagnon de Nathalie Richard…

La formule synthétise ce passage du livre consacré au célèbre monologue du personnage de Veronika dans La Maman et la Putain. « Veronika propose une chose simple : aller chercher l’amour en oubliant un peu de soi chez quelqu’un qui ne ramènerait pas tout à soi… »

Je vais te faire toute la chronologie. Il y a cinq ans, j’avais déjà écrit un livre sur Eustache. Mais je l’ai détruit. C’était très complaisant, empreint de mythologie – sur les années 1970, sur La Coupole, sur Le Select, où il traînait… Ces cinq dernières années, beaucoup de choses ont changé dans la société, que le terme « #MeToo » ne recouvre pas entièrement, et ça a transformé le livre. D’un ouvrage sur le cinéma d’Eustache, c’est devenu un livre sur ce que dit Veronika. Depuis que j’ai vu La Maman et la Putain, à 16 ans, je n’ai jamais été complètement au point sur ce qu’elle disait. Ça m’a soulagé d’entendre un entretien de Françoise Lebrun sur France Culture qui date de 1985. Elle qui joue Veronika dans le film dit à quel point ce monologue est pétri de contradictions. L’interprétation que j’en donne, c’est qu’elle plaide pour un abandon du narcissisme. Elle voudrait aimer quelqu’un, mais que cet amour soit un espace commun, où la possession n’entrerait plus en jeu. Je ne sais pas si c’est possible, mais il faut y croire.

Comment vous est-il apparu que Veronika était le personnage principal de La Maman et la Putain, mais aussi de votre livre ?

Pendant vint-cinq ans, on a vu les films d’Eustache dans des copies dégueu, sous le manteau. Maintenant qu’ils sortent en salles, il faut savoir les écouter. Et surtout l’écouter elle, ce qu’elle a à dire. Récemment, j’étais en after à Berlin, et je regardais les gens autour de moi, tous genres confondus, entre 20 et 30 ans. Je me demandais : « Ce que Veronika dit, est-ce que ça a encore un sens ? » C’est devenu l’obsession du livre, le centre absolu. Qu’est-ce qu’elle a à dire ? Depuis cinq ans, il s’est non seulement passé beaucoup de choses autour des genres et des sexualités, mais j’ai aussi rencontré la psychanalyse, la parole de Jacques Lacan. C’est ce qui m’a orienté sur cette histoire de narcissisme.

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Ce monologue, vous le comprenez, aujourd’hui ?

Toujours pas. Il y a une idée qui m’est venue avant-hier soir. À partir du moment où Eustache filme le monologue de Veronika, il y a chez lui une défiance terrible par rapport à la parole, à sa puissance, à sa vérité. Il faut le prendre comme un texte, un texte que Françoise Lebrun joue. Le monologue a été prélevé dans la réalité d’une façon scandaleuse [soit Eustache, qui était hypermnésique, s’est souvenu de ce que lui avait dit la femme qui lui a inspiré le personnage de Veronika, Marinka Matuszewski, soit il l’avait enregistrée à son insu, ndlr]. Depuis cinquante ans, on parle donc à Lebrun d’un monologue qui n’est pas le sien. Marinka Matuszewski disparaît avec Françoise Lebrun. Personne ne se demande ce qu’elle est devenue. Elle a été filmée dans la voix d’une autre. Il y a comme une opération de transfert psychanalytique, ou de magie noire, de transsubstantiation.

Vous posez justement Eustache en grand cinéaste du rituel, notamment avec son documentaire La Rosière de Pessac (1968), dans lequel il revient filmer une cérémonie folklorique dans sa commune natale, Pessac.

Pour moi, il revient un peu la queue entre les jambes. Ça fait alors dix ans qu’il est parti. Sa position de neutralité, c’est celle de quelqu’un qui ne sait pas où se mettre. Où est sa place ? C’est une question permanente dans son cinéma.

En parlant de son passé d’ouvrier SNCF devenu cinéaste, vous faites un parallèle entre Jean Eustache et l’écrivaine Annie Ernaux, nobelisée l’an dernier. Qu’auraient­-ils eu à se dire ?

La question qu’ils posent, c’est : qu’est-ce que la mémoire humiliée ? Une fiction qui serait collective. Les films n’appartiennent pas à leurs cinéastes. Il y a une part d’intelligence collective qui se joue là, qui les dépasse. La grande humilité d’Eustache, c’est de laisser rentrer des choses qui l’intriguent, l’interrogent. Son œuvre n’est pas le fruit de ce qu’il a pensé, elle est celui de ce contre quoi il se cogne.

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Dans son court métrage Les Mauvaises Fréquentations (1964), Jean Eustache se moquait d’un texte critique de Jean-Louis Comolli intitulé « Vivre le film ». Quel rapport avez-vous avec cette idée ?

Cette question de vivre les films, je la relie surtout à L’Homme ordinaire du cinéma de Jean-Louis Schefer [Gallimard, 1980, ndlr]. Ça résout presque la question dont on parlait tout à l’heure : les films sont plus intelligents que leurs auteurs. Je ne veux pas séparer l’homme de l’artiste, mais je veux bien séparer les œuvres des auteurs. L’intuition lumineuse de Schefer, c’est que les films en savent plus long sur nous. Je suis regardé par les films d’Eustache. Le grand mystère de La Maman et la Putain – je ne sais plus à combien de visionnages j’en suis –, c’est que je n’y ai jamais entendu les mêmes choses. Tu ne le comprends qu’en fonction de ce que tu vis au présent.

Cette question du temps au cinéma semble vous travailler. Pourquoi ça vous touche tant ?

Je crois que je n’aime profondément que les cinéastes qui ne font pas de reconstitution, qui ont du mal à les faire, qui les ratent. Ou qui filment le ratage, le raté. Je cite cette phrase de Louis Jouvet dans le bouquin : « Au théâtre, on joue ; au cinéma, on a joué. » On vient embaumer un instant présent. Ce temps embaumé, il redevient présent à la projection. Pendant quinze ans, j’ai été archiviste à la Cinémathèque française, notamment sur les films nitrate 1905-1915. On passait nos journées à réanimer des mondes ! On avait des blouses blanches et, comme c’était du muet, on passait beaucoup de techno. C’était vers la fin des années 1990, quand Schefer a sorti un deuxième bouquin sur le cinéma, Du monde et du mouvement des images [Gallimard, 1997, ndlr]. Il parlait d’une roue du temps que tu peux détraquer. Nous, on le savait plus que les autres, parce que les films muets ne sont pas à vingt-quatre images par seconde – le temps de la reconstitution la plus correcte. Ces boîtes de films nitrate n’avaient jamais été rouvertes : on avait des sortes de pics à glace pour arriver à faire sauter la rouille. C’était une matière vivante, les images étaient bouffées par des champignons. C’est vrai que je m’aperçois qu’avoir travaillé tant d’années entouré de films qui étaient comme des boîtes à oubli… Je pense qu’il y a un secret du cinéma qui réside dans ce défilement du temps.

Rétrospective Jean Eustache, treize films, Les Films du Losange, sortie le 7 juin

Jean Eustache. Un amour si grand… de Philippe Azoury (Capricci, 352 p., 23 €), sortie le 23 juin

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