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Paul Schrader : « Il n’y a que des gens tristes dans les casinos. »

  • David Ezan
  • 2021-12-26

Glorieux scénariste de Martin Scorsese, pour lequel il écrit « Taxi Driver » (1976) puis « Raging Bull » (1981), il passe derrière la caméra à la fin des années 1970. Son style bressonien, rigoriste et sépulcral ne tarde pas à lui imposer une indépendance dont le contrebandier de Hollywood a tiré sa force. En témoigne l’atmosphère unique de « The Card Counter », son nouveau film, avec Oscar Isaac dans la peau d’un ancien tortionnaire d’Abou Ghraib accro aux jeux d’argent. Le grand Paul Schrader, 75 ans, nous a malicieusement confié sa vision de l’industrie.

Vous revendiquez depuis longtemps votre indépendance. Qu’est-ce qui vous a fait quitter le giron des grands studios ?

Quand j’ai commencé, dans les années 1970, le système des studios était très différent. Ils produisaient des films de toutes sortes, de la comédie musicale à gros budget jusqu’à des choses plus intellectuelles. Mes quatre premiers films [Blue Collar, Hardcore, American Gigolo, La Féline, ndlr] ont été réalisés au sein des grands studios, puis je suis parti au Japon pour tourner Mishima. Une vie en quatre chapitres (1985) et, à mon retour, j’ai entamé un projet assez similaire à The Card Counter – c’était Light Sleeper (1993), avec Willem Dafoe. J’avais passé un arrangement avec un grand studio. Un jour, ils m’ont appelé et m’ont dit très sèchement : « Tout bien considéré, on ne fait plus ton film. » Lorsqu’ils ont raccroché, tout était clair : j’étais devenu un réalisateur indépendant. La mauvaise nouvelle, c’est que j’allais devoir trouver mes financements ailleurs…

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The Card Counter a été produit par Braxton Pope, qui avait fait appel au crowdfunding pour monter votre film The Canyons (2014). Financer des films indépendants aux États-Unis, c’est un peu la débrouille ?

Oui, totalement. Pour The Card Counter, Braxton a permis d’agréger un tas de rentrées d’argent diverses ; vous avez sans doute remarqué qu’au générique, avec Marty [Scorsese, ndlr], il y a peut-être vingt producteurs exécutifs. Eh bien, je peux vous dire que je n’ai jamais rencontré ces personnes. Elles m’ont juste donné de l’argent. Marty, lorsqu’il a réalisé Silence (2017), n’en avait pas vingt, mais peut-être soixante ! En fait, il s’agit d’une nouvelle façon de financer le cinéma indépendant : vous proposez des crédits pour de l’argent. On peut aussi vendre d’autres choses, comme des bobines… Tout est bon à prendre. Sans compter les enjeux liés à la sortie en salles et en streaming ; le film sortira environ quatre semaines en France, mais le but de cette sortie consiste aussi à appâter les plateformes. Plus sa sortie en salle sera réussie, plus son prix de vente aux différentes plateformes grossira. Notre modèle économique change tous les mois. 

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Quel regard portez-vous sur les difficultés que rencontrent les grands cinéastes du Nouvel Hollywood avec qui vous avez collaboré – Brian De Pal­ma, Martin Scor­sese… – pour survivre dans l’industrie ?

Vous mentionnez Marty, qui lui est dans une situation vraiment loufoque. Il vient quand même de terminer un film à deux cents millions de dollars [Killers of the Flower Moon, avec Leonardo DiCaprio et Robert De Niro, ndlr]… pour lequel le nombre d’entrées en salle n’a aucune importance ! Le film est produit par Apple TV+. Ils ne se basent pas sur le nombre de tickets vendus, mais sur le nombre d’abonnements générés. Ils ont fait appel à lui afin d’obtenir de nouveaux abonnés, mais ils se fichent complètement de savoir si leurs deux cents millions de dollars seront remboursés. C’est dingue, non ?

Les budgets de vos films sont bien plus étriqués ?

Mes derniers films ont coûté entre trois et quatre millions de dollars, sachant que les temps de tournage ont été réduits de moitié en quarante ans. Aujourd’hui, un film de ce budget doit être tourné en vingt jours. C’est ce que m’a demandé Sur le chemin de la rédemption [son précédent film, sorti en France en V.o.D. en 2018, ndlr]. Si je voulais monter des films à dix millions de dollars, je devrais aller chercher les plateformes ou d’autres moyens de production, mais cela me coûterait cher en matière de liberté créative… Quand je discute avec mon ami Olivier Assayas, je lui dis toujours que ma vie aurait été bien plus simple si j’avais été français ! Chez vous, les cinéastes sont aidés par l’État. Aux États-Unis, le cinéma ne reçoit pas un centime d’argent public.

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Pour ce qui est de vos influences, vous êtes à moitié européen ! Par exemple, vous avez plusieurs fois cité Pickpocket de Robert Bresson dans vos films ; The Card Counter n’échappe pas à la règle.

Au printemps 1969, j’ai vu Pickpocket. À l’époque, je n’imaginais absolument pas que je deviendrais scénariste, et encore moins réalisateur. Pendant la séance, j’ai compris deux choses qui ont changé ma vie. La première, c’est qu’il y avait un lien très fort entre mon passif religieux [il est né dans une famille calviniste ultra rigoriste, ndlr] et ma vie profane. Entre le fait d’aller au séminaire et celui de me rendre au cinéma. J’ai compris que la connexion entre les deux était une question de style, de forme. Pas de fond.

C’est ce qui m’a poussé à écrire mon livre Le Style transcendantal au cinéma. Ozu, Bresson, Dreyer (1972), dans lequel j’explore la façon dont l’esthétique de ces cinéastes s’est emparée du sacré. La deuxième chose que j’ai réalisée pendant cette projection, c’est que je pouvais écrire des films. Je voyais le garçon du film écrire dans son journal, sortir, voler, écrire à nouveau dans son journal, etc. Je me suis dit que je pourrais m’en inspirer pour un scénario : c’est devenu Taxi Driver (1976). Pickpocket, pendant ces soixante-quinze minutes de projection, venait de définir mon avenir artistique. C’est pour ça que je l’aime tant.

Dans la continuité de Robert Bresson et de certains de vos précédents films, The Card Counter a quelque chose de très sec, minimaliste, sur le fond comme sur la forme.

Disons que j’aime les films qui demandent au spectateur de participer. Je n’aime pas quand on lui mâche tout le travail… Laissez-lui de l’espace pour qu’il réfléchisse et interprète, bon sang ! Bien sûr, on risque d’entrer en guerre avec le spectateur lorsqu’on lui propose cela. Mais c’est toujours mieux que de l’endormir à force d’indigence. 

Vous faites preuve d’une rare audace dans la mise en scène ; on pense notamment à cette séquence hallucinatoire en fisheye, dans la prison d’Abou Ghraib. En tant que scénariste de métier, comment ces trouvailles visuelles s’agrègent-elles au texte ?

Pour reprendre cet exemple, dans le script je ne pouvais pas écrire plus que : « Cela revient à lui comme en rêve. » Les rêves adviennent souvent à l’intérieur de labyrinthes. Ils sont confus et répétitifs, les portes ne s’ouvrent pas, on s’y perd… Mon chef opérateur m’a parlé de cet objectif extrêmement court, grâce auquel on peut tout voir, les murs, le plafond, le sol, dans un plan. C’était idéal.

Vous avez souvent fait de la voix off du héros un important ressort dramaturgique, et elle est très présente dans The Card Counter. Comment l’avez-vous pensée ?

Il fallait que cette voix soit la plus sèche possible, puisque pour William Tell, le héros, tout se ressemble – « Voilà comment je compte les cartes, voilà comment j’ai torturé des gens ». Je voulais fusionner ces deux narrations, faire en sorte qu’elles soient prononcées sur le même ton. S’il y a autant d’explications sur les jeux d’argent dans le film, ce n’est pas parce que c’est intéressant. Je m’en sers d’abord pour faire croire au spectateur que le récit n’a pas vraiment d’enjeux quand, tout d’un coup, il en surgit un énorme : celui de ce poids qu’un homme accumule, causé par ses actions passées. Puis, l’air de rien, on revient au poker…

Pourquoi avoir choisi d’ancrer le récit dans les casinos, que le personnage arpente à travers les États-Unis pour participer à des tournois de poker ?

Parce que c’est un purgatoire par excellence ! C’est un monde de morts-vivants. Les gens y sont assis jour et nuit, c’est impersonnel… Pour quelqu’un qui n’est pas tout à fait prêt à mettre fin à ses jours, mais qui, en même temps, pense qu’il ne mérite pas de vivre, je trouve que c’est un super endroit pour passer le temps.

Dans un film hollywoodien classique, le casino aurait pourtant été filmé avec une grande exaltation…

Quand vous êtes-vous rendu dans un casino pour la dernière fois ? Je n’y ai jamais vu quelqu’un rire. Sur les publicités, ils sont tous en train de s’amuser, mais en vrai c’est très mortifère. Il n’y a que des gens tristes dans les casinos. J’y ai mis ce personnage de joueur de poker un peu cartoon, Mr. U.S.A. [que le héros doit à plusieurs affronter à une table de poker, ndlr], mais je m’en sers comme d’un leurre, car je me fiche de savoir qui gagnera.

Taxi Driver avait pour toile de fond la guerre du Viêt Nam. Ici, le Viêt Nam a laissé place aux guerres antiterroristes menées par les États-Unis ; au fond, qu’est-ce qui a changé ?

Taxi Driver n’était pas un film sur le Viêt Nam, qui n’est d’ailleurs jamais mentionné. C’est ce que les gens ont projeté dessus. Dans mon processus créatif, je me concentre d’abord sur la complexité intime du personnage. Mon truc, c’est de faire en sorte que son métier intervienne comme un révélateur de cette complexité ; on a tous une idée de ce qu’est un conducteur de taxi, mais on ne l’imagine pas en héros existentiel.

On a tous une idée de ce qu’est un dealeur, mais on ne pense pas à lui comme à un type en pleine crise de la quarantaine [comme le personnage de Light Sleeper, ndlr]. Cela fait tout à coup la lumière sur des zones inexplorées ; par exemple, on n’associe pas naturellement le poker à la torture. Une telle association, ça fait des étincelles. Je laisse ensuite les problématiques sociopolitiques se greffer à l’intérieur. Si j’avais réalisé un film sur la torture militaire stricto sensu, il aurait été aussi intéressant. Mais, au fond, tout cela est prétexte à raconter l’impossible rédemption d’un individu face à l’impardonnable.

Vous faites dire au colonel John Gordo, spécialiste de la torture et ancien supérieur du héros, que « chacun est entièrement responsable de ses actes ». Que vous inspire cet adage ?

Nous vivons dans une époque particulièrement irresponsable. Les gens n’aiment plus prendre leurs responsabilités, ils se dédouanent – « Je n’ai pas menti, je me suis mal exprimé » ; « Je n’ai pas attouché sexuellement, j’ai fait un faux mouvement »… Avec William Tell, j’ai voulu créer un personnage qui, au fond de lui-même, se sent éminemment responsable. Y compris vis-à-vis de son pays tout entier.

The Card Counter de Paul Schrader, Condor (1 h 52), sortie le 29 décembre

Portrait (c) Franck Ferville

Images (c) 2021 Lucky Number, Inc.

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