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Nanni Moretti, si maman si

  • Raphaëlle Simon
  • 2015-12-02

Pour la troisième fois après Le Caï-man et Habemus Papam, vous avez choisi de ne pas interpréter le rôle principal. Pourtant, ce film semble très personnel, et tout laisse croire que le personnage de Margherita est votre double.
Ce film est lié effectivement à ma propre histoire. D’habitude, je mets beaucoup de temps après un film avant d’attaquer le suivant, mais, cette fois, j’ai enchaîné spontanément. Ma mère est tombée malade pendant le tournage d’Habemus Papam et elle est morte pendant le montage. De cet événement est née l’idée du film. Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais j’ai tout de suite pensé que le protagoniste serait une femme – ça m’a beaucoup aidé à écrire d’ailleurs – et que je proposerais le rôle à Margherita Buy.

Pourquoi vous êtes-vous donné le rôle de Giovanni, le frère quasi parfait, rassurant et mesuré de Margherita qui elle, entre son égoïsme et son insatisfaction chronique, a beaucoup de défauts ?
Je tenais à ce qu’ils soient très différents dans leur rapport à leur mère, ou à leur travail, tout en étant très complices. Giovanni, c’est un peu une projection de Margherita, c’est la personne qu’elle voudrait être, et sans doute celle que je voudrais être moi aussi !


Margherita tourne un film très politique dans lequel un patron d’usine doit faire face au soulèvement de ses ouvriers. Comment avez-vous imaginé cette intrigue très éloignée de votre univers intimiste ?

Margherita est certes proche de moi, mais je ne voulais pas qu’elle fasse un film à la Moretti. Sa vie est pleine de doutes, mais je ne voulais pas que son film soit la réverbération de ses problèmes personnels, comme dans un jeu de miroirs infini, je voulais au contraire qu’il soit fait de certitudes.

Vous avez choisi l’Américain John Turturro pour interpréter Barry Huggins, l’acteur qui joue, tant bien que mal, le fameux patron de ce film dans le film. À l’exception de Michel Piccoli dans Habemus Papam, vous avez pourtant l’habitude des castings très nationaux…
J’ai toujours admiré John Turturro pour son jeu très particulier. Il n’est pas dans le pur naturalisme, il y a toujours un grain de folie dans ses interprétations. Et puis j’étais rassuré parce qu’il connaît la culture italienne – ses parents sont d’origine italienne, il a déjà travaillé avec des réalisateurs italiens, il a même réalisé un documentaire sur la musique napolitaine… Il n’allait pas débarquer de Hollywood pour apprendre par cœur des répliques sans les comprendre. Il a tout de suite saisi son personnage et il a senti qu’il pouvait lui apporter des choses, notamment de l’improvisation. Et heureusement, Margherita Buy et Tony Laudadio, qui interprète le producteur, ont su donner le change lorsque ses répliques ne figuraient pas dans le scénario.

Sur le tournage, Margherita se plaint que son équipe ne lui pose pas de limites. « Le réalisateur est un con à qui vous permettez tout », dit-elle. Aurait-il fallu vous interdire des choses en quarante ans de carrière ?
Non, parce que j’ai rarement de grandes prétentions sur mes plateaux. Mais je me souviens que le tournage de Palombella rossa a été très fatigant, parce que je devais à la fois être réalisateur et acteur, jouer au water-polo, diriger les comédiens et les joueurs de water-polo, qui n’étaient pas des acteurs professionnels. J’avoue que, dans ce cas, les conditions de tournage étaient très compliquées, mais, heureusement, personne ne m’a interdit
de faire le film.

Après la perte d’un enfant dans La Chambre du fils, vous évoquez à nouveau le deuil, toujours avec beaucoup de pudeur.
Je n’ai pas occulté les moments douloureux, mais je n’avais pas envie non plus de prendre les spectateurs en otage ou d’être dans l’exhibition, la démonstration de force. Je ne voulais pas que la mise en scène ou le jeu des acteurs prennent le pas sur l’émotion des personnages, je tenais à mettre leur intériorité, leurs doutes, au premier plan. Dans Mia madre comme dans La Chambre du Fils, on perçoit que les personnes confrontées au deuil ne sont pas croyantes. Sans être clairement énoncé, ce présupposé rend ces histoires plus fortes et plus tragiques, parce qu’il n’y a pas pour les personnages la consolation d’une vie après la mort.

On ne sait pas toujours si on est dans la réalité, les rêves ou les angoisses de Margherita. Comment avez-vous travaillé cet aspect ?
La narration suit les états d’âme de Margherita. C’est une femme qui se laisse facilement emporter ailleurs, qui est souvent à côté d’elle-même. Tout cohabite en elle avec la même urgence : son inquiétude pour sa mère, pour sa fille, ses préoccupations vis-à-vis du travail, mais aussi ses souvenirs, son imagination, ses rêves. J’aime l’idée que le spectateur ne comprenne pas tout de suite s’il assiste à une scène réelle, à une scène du film que tourne Margherita, ou à un rêve… Pendant l’écriture, on a beaucoup travaillé sur la manière d’emboîter ces différents registres, mais, finalement, pendant le tournage, j’ai décidé de maintenir une homogénéité stylistique entre toutes les scènes : je n’ai pas filmé les rêves dans une veine onirique, ou les souvenirs sous une lumière nostalgique. Au montage, j’ai aussi veillé à ce que les moments de réalité, de fiction et de fantasme s’enchaînent de manière très douce.


Le film se conclut sur une très belle réplique : quand Margherita demande à sa mère mourante à quoi pense-t-elle, celle-ci lui répond « à demain ».
Quand je suis allé voir ma mère à l’hôpital, je lui ai demandé à quoi elle pensait, et elle m’a répondu « à demain », parce que mon frère, qui vit aux États-Unis, arrivait le lendemain à Rome pour la voir. J’ai pris cette réplique de la réalité, mais finalement je lui ai donné une tout autre signification : dans le scénario, cette scène était plutôt au milieu, mais, au montage, je me suis dit que ça pourrait être une manière assez juste pour la mère de quitter le film ; parce que c’est aussi un film sur la transmission, sur ce que lègue une génération à la suivante. Cet héritage prend différents aspects : le lien indéfectible que cette femme a noué avec sa petite-fille, ses livres qui lui survivront, les souvenirs que ses anciens élèves garderont d’elle.

Est-ce pour ça que vous faites des films, pour laisser une trace ?
Oui. Et aussi pour préfigurer une autre réalité, des rapports de force différents, une humanité différente. Même si j’ai parfois l’impression que la plupart des spectateurs vont au cinéma pour se laisser raconter des choses qu’ils savent déjà ou pour voir des choses qu’ils ont déjà vues, comme pour se rassurer. Au moment d’Habemus Papam, j’avais le sentiment que les gens s’étaient fait leur film dans leur tête, qu’ils voulaient que je leur raconte ce qu’ils savaient déjà sur les scandales du Vatican. Généralement, le public aime les films calqués sur la réalité ou l’actualité. Moi, ça ne m’intéresse pas.

Mia Madre
de Nanni Moretti (1h47)
avec Margherita Buy, John Turturro…
sortie le 2 décembre

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