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Nadège Vezinat : « L’hôpital reste un point d’observation de la misère sociale »

  • Margaux Baralon
  • 2024-09-06

[INTERVIEW] [LA CONSULTATION] En documentaire comme en fiction, dans les films comme les séries, l’hôpital a souvent été filmé, jusqu’à devenir un personnage à part entière. La sociologue Nadège Vezinat, autrice de l’ouvrage « Le service public empêché », à paraître le 18 septembre aux Presses Universitaires de France, analyse l’état de cette institution. Elle sera le 17 septembre au mk2 Beaubourg pour une projection du film de Frederick Wiseman, « Hospital », en présence du réalisateur, suivie d’une table ronde.

Pourquoi selon vous l’hôpital est-il un décor si prisé du cinéma et des séries ?

C’est un lieu d’accueil qui donne à voir une concentration de difficultés. Dans Hospital de Frederick Wiseman par exemple, on voit des blessés, des alcooliques, des enfants, des jeunes, des personnes âgées… Leurs vulnérabilités ne relèvent souvent pas uniquement du sanitaire, elles sont aussi sociales. C’est-à-dire qu’on y découvre la pauvreté, la honte, les effets de mauvaises conditions de travail. L’hôpital accueille par ailleurs encore toutes les tranches de la population, ce qui en fait un lieu multiforme, hybride, un lieu de vie, de mort mais aussi de contrôle social.

Avez-vous une fiction hospitalière qui vous a marquée par la fidélité de sa représentation du lieu ?

Ce serait le film Hippocrate de Thomas Lilti [sorti en 2014, ndlr]. On y voit toute la difficulté des conditions de travail des soignants à l’hôpital, que ce soit pour des internes, jeunes et inexpérimentés, un médecin immigré qui doit obtenir la reconnaissance de ses pairs ou des infirmiers présents depuis longtemps mais luttant toujours pour « bien travailler ». La dimension collective, avec une division du travail forte entre les métiers, comme les décalages, les malentendus entre les services, sont également présents pour créer des ressorts narratifs sur lesquels le cinéaste s’appuie de manière très réaliste.

En tant que sociologue, comment s’approcher au plus près de l’intimité de patients ?

Il est compliqué d’entrer, que ce soit avec une caméra ou un dictaphone, de faire oublier sa présence et de ne pas interrompre la relation entre le patient et le soignant. Cela nécessite beaucoup de silence et d’effacement. Il faut laisser parler l’autre, laisser les cadres de références qui ne sont pas les nôtres venir jusqu’à nous, sans imposer quoi que ce soit. Je ne sais pas comment Frederick Wiseman a réussi à faire oublier une caméra mais ce qui est sûr, c’est qu’on pourrait sans doute difficilement refaire le même documentaire aujourd’hui en raison des problématiques de droit à l’image.

« Wiseman filme de manière très crue des salles d’attente saturées »

Que nous raconte le cinéma de la crise que semble traverser perpétuellement l’hôpital public aujourd’hui ?

Ce qui est intéressant, c’est qu’entre un hôpital filmé aux États-Unis dans les années 1970, comme c’est le cas avec Hospital, et un établissement qui le serait aujourd’hui en France, le constat ne change pas.

L’hôpital reste un point d’observation de la misère sociale et, même s’il accueille toujours tous les malades, les urgences n’ont plus les moyens de les soigner au mieux. Wiseman filme de manière très crue des salles d’attente saturées par exemple. On voit notamment une personne qui attend sur un brancard et, à ses côtés, des brancardiers qui commentent la situation en disant que si elle avait de l’argent, elle irait à la clinique privée d’à côté pour être prise en charge plus rapidement. En France aujourd’hui, on voit ces temps d’attente trop longs, l’insuffisance de lits, le manque de personnel. Entre 18 heures et 19 heures, le temps de passage estimé aux urgences de l’hôpital public de Paris (l’AP-HP) est de 348 minutes, soit presque six heures !

De la même manière, une scène montre un psychiatre qui tente de joindre une assistante sociale pour un mineur homosexuel qui se prostitue, et que sa famille refuse d’aider. Il n’obtient rien, on lui raccroche au nez. En France aujourd’hui, il y a ce même fonctionnement en silo qui « empêche ». On manque de transversalité entre les différents services.

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D’un pays à l’autre et d’une époque à l’autre, on retrouve aussi les mêmes dilemmes moraux pour les soignants…

Dans le documentaire, ils s’interrogent sur l’opportunité ou non de garder un enfant sans domicile et d’appeler les services sociaux, ce qui signifie qu’il sera retiré à sa famille et placé. On retrouve aussi ce dilemme moral autour de la priorisation des patients. Tout cela crée des tensions qui peuvent aboutir à de la violence, verbale ou physique.

Comment expliquer que la situation ne s’améliore pas ? Quelles décisions politiques précipitent ou poursuivent cette crise ?

Il y en a plusieurs. La première est l’obsession de la limitation des déficits. Elle pousse à chercher de la rentabilité, avec la tarification à l’activité. Ce mode de financement rémunère les établissements en fonction des diagnostics et des actes médicaux pratiqués. Cela veut dire que certaines maladies sont plus rentables que d’autres. Le risque, c’est de voir certaines prises en charge particulièrement coûteuses, comme celles des maladies chroniques ou rares, abandonnées.

De manière générale, il y a une évolution néo-managériale dans les hôpitaux français depuis les années 1980 qui pousse à contrôler les budgets, rationaliser les coûts et optimiser la performance. Or, est-ce vraiment la logique de l’hôpital d’être rentable ? On pourrait se dire que l’équilibre financier n’est pas forcément son objectif. Que, finalement, accueillir et avoir un soignant qui parle aux patients et les rassure, ce n’est pas du temps inutile déployé. On le voit d’ailleurs dans Hospital avec une personne droguée qui vomit partout et a peur de mourir. Son désespoir est palpable. Les personnes qui l’aident et sont présentes pour le rassurer, ce n’est pas de l’argent public dépensé inutilement.

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Dans votre livre Le Service public empêché, à paraître le 18 septembre, vous expliquez que malgré toutes ces difficultés, l’hôpital public ne s’arrête pas. À quoi cela tient-il ?

Le zèle des agents, tout ce que les agents vont faire en plus pour que cela fonctionne. Rester alors que son temps de travail est terminé, accepter une intensification de la charge de travail pour compenser un départ ou une absence. Le sens de l’intérêt général est encore très présent chez les agents du service public. Mais ce zèle épuise aussi, il met en sur-régime. On observe alors de « l’exit », c’est-à-dire des gens qui, découragés, abandonnent. Cela peut prendre plusieurs formes : un arrêt maladie, une démission, voire un suicide. Dans tous les cas, on retrouve de l’épuisement professionnel et des personnels désabusés. Enfin, les services publics tiennent par l’attachement des usagers. L’image du « bon » médecin qui exerce à l’hôpital perdure, on sait qu’on attendra mais qu’on sera bien pris en charge. Cet attachement se traduit d’ailleurs par l’usage du possessif. On dit « mon bureau de poste », « mon hôpital », « ma mairie »… Mais jusqu’à quand ?

: Cinéconférence "Filmer et raconter la société du soin" par mk2 Institut. Le 17 septembre au mk2 Beaubourg à 19h30. Pour réserver votre place, cliquez ici.

: Service public empêché de Nadège Vezinat (éditions PUF), à paraître

Image : Hospital de Frederick Wiseman

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