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Alice Diop : « On dit “nous” sans savoir que cela exclut beaucoup de gens »

  • Léa André-Sarreau
  • 2022-02-02

Doublement récompensée à la Mostra de Venise (Grand Prix du Jury et prix du premier film) pour « Saint Omer », film de procès incisif sur une mère de famille ayant commis un infanticide, Alice Diop nous confiait, lors de la sortie en 2022 de son documentaire « Nous », ses filiations littéraires.

Dans Nous, la réalisatrice de La Permanence et de Vers la tendresse part à la rencontre des habitants de la banlieue parisienne, le long de la ligne du RER B. Exploration sociologique d’une France oubliée et plurielle, son documentaire est aussi une façon de rassembler les traces disparues de son enfance à Aulnay-sous-Bois et l’héritage de ses parents sénégalais. Dans un café de Montreuil, à côté du studio où elle monte son premier long métrage de fiction, Saint-Omer, Alice Diop a réagi à quelques citations qui résonnent étroitement avec sa façon, à la fois pudique et courageuse, de filmer les êtres.

Pierre Bergounioux © Sophie Bassouls

« Quelqu’un vit et dort ici, au voisinage immédiat des voitures, des piétons, dans le grondement ininterrompu du périphérique. Quel monde habitons-nous ? » Pierre Bergounioux, Carnets de notes. 2011-2015 (2016)

« À l’origine, je voulais adapter les Carnets de Pierre Bergounioux [essayiste français, qui fait une apparition dans Nous à l’occasion d’une lecture de ses textes chez lui, ndlr]. Il y regarde le non-événement, décale son regard pour raconter des endroits oubliés. Pour moi, qui viens de la sociologie, cette approche littéraire me semblait beaucoup plus sensible. Ce qui est beau, c’est la façon dont il révèle des choses invisibles par des menus détails : se souvenir de l’histoire amoureuse qu’on vit depuis quarante ans avec la même femme, observer ses contemporains à Auchan faire leurs courses… »

Vu à Venise 2022 : « Saint Omer » d’Alice Diop

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« Nous » d'Alice Diop, la France oubliée vue à bord du RER B

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Chris Marker © DR

« II aimait la fragilité de ces instants suspendus, ces souvenirs qui n’avaient servi à rien qu’à laisser, justement, des souvenirs. II écrivait : “Après quelques tours du monde, seule la banalité m’intéresse encore.” » Chris Marker, Sans Soleil (1983)

« J’ai l’impression que c’est la note d’intention de mon film ! Tout est là. La première page des Passagers du Roissy-Express de François Maspero [écrivain français dont le journal de bord urbain, paru en 1990, a inspiré Alice Diop pour le film Nous, ndlr] est quasiment le prolongement de cette phrase.

Il explique qu’il a été partout, mais qu’il serait incapable de raconter ce qu’il y a au-delà de la vitre du RER B qu’il prend pour aller à Roissy. Pour lui, le voyage est au bout de la rue, et de soi. Être poète, c’est regarder ce qu’il y a juste à côté, résister à l’exotisme du voyage au cours duquel on ne voit rien. Je retrouve beaucoup cette idée dans l’émotion très instinctive de Sans Soleil, qui me submerge. »

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« J’ai moi-même grandi avec ce sentiment que mon histoire n’était pas digne, légitime. »

Chantal Akerman © Collection Christophel – Paradise Flms Unite Trois

« Il n’y a rien à ressasser disait mon père, il n’y a rien à dire disait ma mère, et c’est sur ce rien que je travaille. » Chantal Akerman dans un épisode de l’« Atelier de création radiophonique » intitulé « Auto radio portrait », sur France Culture en 2007

« Dans son audace formelle, son articulation entre question intime et politique, corrélée à l’invention de formes toujours renouvelées, sa façon de supprimer la hiérarchie entre le documentaire et la fiction, Chantal Akerman me montre sans cesse la voie. Je pense aussi à son travail sur la mémoire, la silenciation de l’expérience concentrationnaire [ses grands-parents, juifs polonais, ont été déportés à Auschwitz, ndlr]… Je prends cette citation à mon compte, dans le sens où mon travail explore le ressassement.

Tous mes films répètent la même chose, mais tant que rien ne bougera je serai condamnée à trouver une forme différente pour la redire, ce qui me pousse à progresser dans l’exploration formelle. Chez Akerman, je vois aussi cette idée de faire parler ceux qui pensent n’avoir rien à dire. Son “il n’y a rien à dire” signifie : “Nous n’avons rien à dire d’important car nous ne sommes rien, notre récit n’est pas glorieux, ni épique, c’est celui des vaincus.” J’ai moi-même grandi avec ce sentiment que mon histoire n’était pas digne, légitime. Je suis orpheline de ces images, de ces traces manquantes, et je suis devenue cinéaste pour combler cette frustration. »

Quand Chantal Akerman parlait de son cinéma à Cannes

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Aimée Césaire © The Granger Collection, New York

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ; ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. » Aimée Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1939)

« Que dire de plus ? Quand la puissance de la langue rejoint la rage et la charge politique… Si mes films étaient à la hauteur de cette phrase, j’aurais rempli ma mission ! Dans sa prose d’orfèvre, il y a une charge émotionnelle qui incite à l’action. Quand je lis Discours sur le colonialisme ou Cahier d’un retour au pays natal, ça me réchauffe, me répare, me révolte, m’incite à me mettre en mouvement. Cette phrase est un manifeste qui contient une rage créative et transformatrice. »

En tournage : « Saint-Omer » d'Alice Diop

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Pierre Bourdieu © Bernard Lambert

« Faire le récit des lacunes de notre citoyenneté, c’est justement exiger qu’elle soit entière. »

« Qu’est-ce qu’un citoyen qui doit faire preuve, à chaque instant, de sa citoyenneté ? » Pierre Bourdieu, Le Nouvel Observateur, 8 octobre 1997

« Cette phrase me rappelle une anecdote. Elle n’est pas totalement à la source de Nous, mais a rendu plus profonde la nécessité de faire ce film, lui a donné une verticalité. Au moment de la déflagration de l’attentat contre Charlie Hebdo, je suis allée à la marche du 11 janvier, et j’ai vécu une agression raciste. Dans le métro, il n’y avait que des Blancs, des gens dont je présupposais qu’ils appartenaient à une classe sociale homogène, bourgeoise et intellectuelle. En même temps, on sentait déjà la pénétration de l’extrême droite.

J’ai eu l’intuition d’être entourée de gens qui n’étaient pas mes alliés politiques. J’ai bousculé une femme qui m’a dit : “Vous ne pouvez pas faire attention, espèce de sauvage ?” Quelques minutes après, les gens chantaient La Marseillaise par salves, et on m’a dit : “Vous ne chantez pas La Marseillaise ?” Comme une injonction à prouver que j’étais bien française, comme s’il fallait que j’atteste que j’étais là pour les bonnes raisons. Chacun marchait en faisant le constat d’une même chose, mais à des endroits totalement diffractés, opposés.

Le lendemain, Libération titrait : “Nous sommes un peuple.” Est alors née cette question : “Que désigne ce ‘nous’?” Parfois, on dit “nous” sans savoir que ce “nous” est tout petit, qu’il exclut beaucoup de gens. Ce serait quoi, dire “nous” en partant de mon noyau, à partir de mon corps, mon passé ? Cette citation très ironique de Bourdieu me renvoie violemment à l’idée d’une citoyenneté qui doit se justifier, faire acte de foi.

Or, pour moi, être citoyenne, c’est devenir cinéaste, exiger que l’égalité républicaine vantée à longueur de messages politiques ne soit pas qu’un concept abstrait. Mettre en lumière une expérience de vie minoritaire, raconter ce qu’est être français quand on a grandi en banlieue, quand on est une femme, qu’on est musulman, qu’on a grandi dans des quartiers relégués. Tout cela, c’est raconter la manière dont on perçoit sa citoyenneté dans la négation, dans ses droits bafoués, avec ce qui lui manque. Faire le récit des lacunes de notre citoyenneté, c’est justement exiger qu’elle soit entière. »

Fernando Pessoa © DR

« On m’a parlé de peuples et d’humanité. Mais je n’ai jamais vu de peuples ni d’humanité. J’ai vu toutes sortes de gens, étonnamment dissemblables. » Fernando Pessoa, cité en exergue de La Permanence d’Alice Diop (2016)

« Dans cette citation, j’entends la négation de toute forme de généralité, de lieu commun réducteur. Le “peuple” est un mot magnifique qui a été galvaudé, pour devenir un mot-valise, creux. Au lieu d’un peuple, je vois plutôt des individus, qui forment un agrégat de singularités. Il en est de même lorsque l’on parle de “migrants”.

C’est une facilité de langage, qui nous permet de ne pas éprouver l’émotion d’une histoire individuelle, susceptible de percuter la nôtre, de mettre en échec nos fantasmes et ce confort de pensée qui consiste à dire que le migrant c’est l’autre. Ce terme de “migrant” permet de ne rien voir, protège d’un éventuel doute, d’un vacillement de la pensée. Car, quand on est ému, la pensée peut basculer.

Ce discours théorique qui dit “on ne peut pas accueillir la misère du monde” peut tout à coup bégayer à l’aune d’un récit intime qui ouvre une brèche dans nos présupposées politiques bornées. Levinas disait : “On ne peut pas tuer un homme quand on le regarde dans les yeux.” Reconnaître l’humanité dans le visage de l’autre, c’est ne pas pouvoir le tuer…

Poser des corps là où ne subsistaient que des images homogènes de ce qu’est la banlieue, c’est une manière de proposer des récits dissonants et dissidents par rapport aux images dominantes, rassurantes, qui nous protègent de la considération des autres. Le cinéma permet de considérer des choses que, par confort, on voudrait ne plus avoir à regarder. »

Nous d’Alice Diop, New Story (1 h 57), sortie le 16 février

Portait d'Alice Diop (c) DR

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