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MICROSCOPE · Un cierge dans « Mes petites amoureuses » de Jean Eustache

  • Jérôme Momcilovic
  • 2019-12-19

Plus de cinquante ans après sa sortie, le Festival Lumière projette ce film d'apprentissage naturaliste, dans lequel un jeune garçon se réfugie au cinéma pour oublier les désillusions de l'amour.

Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : un cierge penché dans Mes Petites amoureuses de Jean Eustache.

Les  communiants sont rangés comme des pions, sur l’allée centrale qui les mène à l’hostie. Les cierges immenses et fins sont rangés dans les mains droites ; les flammes dansent au ras des têtes. Mais au bout du travelling un cierge penche, et la diagonale sape tout : la messe, les pleurs de l’orgue, la discipline blanche des aubes alignées et des croix de bois autour des cous. Le cierge oblique est celui de Daniel, le petit héros du film, et d’abord on jurerait que s’il penche, c’est sous l’effet du regard de l’enfant – comme s’il cherchait à fuir pour une autre main dans la rangée, effrayé comme nous par ces yeux vides qui n’ont appris à voir que le malheur. Cela se passe juste avant ces mots de Daniel, au sujet de la communiante qui marche devant lui : «Je sentais mon sexe se durcir. Je me suis serré contre elle.» Si ces mots ont estomaqué tous les spectateurs du chef-d’œuvre d’Eustache, ce n’est pas tant que le contexte les rend obscènes, c’est qu’ils ne sont ni d’enfant ni tout à fait d’adulte.

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Avec son corps de vieille dame filiforme, tordu sous le poids d’une vie qui désespère avant d’avoir été vécue, Daniel parle comme il regarde : devant toute chose l’œil et la voix constatent, et le constat finit d’égaliser un paysage où l’émotion ne fait aucune crête. Le Daniel des Petites amoureuses est un enfant de Bresson abandonné dans un village de Pialat. Ici, dans l’église, le regard est bressonien mais la main, qui fait pencher le cierge, est à l’auteur de L’Enfance nue. Car si le cierge penche, c’est attiré par la fille et son voile blanc. Pas seulement parce que le cierge est aussi, par la voie d’une obscène métaphore, le petit Jésus de Daniel. Il l’est bel et bien, mais avant tout parce qu’au bout du cierge la flamme rêve d’embraser le voile, et avec lui la fille. Passer au feu la candeur insoutenable du voile blanc d’innocence, faire un bûcher de ce qui durcit le sexe : voilà ce qui passe par la tête d’un petit garçon, à l’endroit où se croisent la rancœur pour une mère sans amour (la blancheur du voile à incendier, c’est aussi celle du visage/cadavre de la mère, jouée par Ingrid Caven et présente à quelques bancs de l’enfant) et l’apprentissage brutal d’une virilité de « pauvre type ». C’est Pialat qui dit « pauvre type », forcément de passage ici, dans un second rôle.

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Des pauvres types que les femmes fascinent (au cinéma du coin : Ava Gardner en Pandora) et qui, ne sachant que faire de la fascination, la retournent en agression : quand Daniel se presse contre la communiante, c’est d’un même geste pour la toucher et la salir. Une poignée de scènes plus loin, il en visera une autre, en plein visage, avec un pistolet à bouchon. Plus loin encore, Daniel croise un lanceur de couteau à l’abord d’un cirque, avise son sandwich, puis il dit : «Oh! le morceau de viande!» et bien sûr on ne pense pas au rosbif qui dégouline entre les deux tranches de pain, et Daniel non plus même s’il l’ignore, quand le type dégaine son couteau pour finir de l’impressionner. C’est la même chose que vise le cierge pyromane, la même malédiction, jurant sur les joues roses de l’enfant : malédiction d’homme qui, du morceau de viande soudain durci entre ses jambes, ne sait pas faire autre chose qu’un couteau.

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