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Marusya Syroechkovskaya : « La caméra m’a toujours semblé être un bon allié pour comprendre le monde »
- Laura Pertuy
- 2022-05-22
[INTERVIEW] En exhumant ses archives personnelles, où se croisent un grand amour emporté par la drogue et les répressions des mandats poutiniens, la jeune réalisatrice russe Marusya Syroechkovskaya signe avec « How to Save a Dead Friend » un documentaire générationnel d’une grande résonnance.
Vous avez commencé à filmer votre quotidien à l’adolescence, moment charnière où, sous l’emprise de la drogue, vous vous pensez vouée à disparaître, comme beaucoup de vos amis. Aviez-vous déjà un projet artistique en tête à ce moment-là ?
Pas vraiment. Je filmais quand Kimi (son ancien compagnon, décédé des suites d’une addiction aux drogues, ndlr) et moi on s’amusait, on faisait la fête avec des amis, ou bien pour supporter un événement difficile. La caméra me servait de bouclier. Parfois, avec Kimi, on se disait qu’on tournait un film mais ça restait une idée très abstraite.
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Lire la critiqueQu’est-ce qui vous a conduite à tirer un documentaire de ces archives intimes ?
J’ai commencé à travailler sur How to Save a Dead Friend fin 2018, soit environ deux ans après les images les plus récentes que l’on voit dans le documentaire. Je me sentais enfin capable de me plonger dans toute cette matière personnelle. L’entreprise a été douloureuse et émouvante mais je percevais que le film se trouvait là, quelque part, dans ces archives, et qu’il ne me restait plus qu’à l’en extraire. Et puis à force de revoir ces images, j’ai pu créer une distance et même trouver un soulagement, une entrée pour faire mon deuil.
Justement, estimez-vous que le fait de vous filmer au quotidien, d’avoir ce réflexe de regard sur votre vie et vos proches, vous a sauvé de vos addictions ?
C’est possible. La caméra m’a toujours semblé être un bon allié pour comprendre le monde, en tirer du sens et communiquer avec autrui. Je ne suis pas très à l’aise à l’oral et le fait de filmer m’a permis de voir que je pouvais m’exprimer autrement. Par ailleurs, comme je participais à des manifestations anti-gouvernementales, caméra à la main, j’avais l’impression de faire quelque chose qui avait du sens, de pouvoir faire bouger les lignes.
On imagine une période de montage dantesque avec des choix ardus quant aux moments de vie à retenir, aux images à écarter…
C’était fou ! Je suis arrivée à Paris en mars 2020 pour me plonger dans le montage, juste avant le début de la pandémie. Il m’a fallu presque immédiatement rentrer à Moscou et travailler via Skype. Je me suis retrouvée face à énormément de matière et il a fallu prendre un grand nombre de décisions artistiques, notamment sur la manière de montrer le temps qui défile, sur le traitement chronologique… (le film débute par l’enterrement de Kimi, ndlr). Nous avons tenté un grand nombre de pistes malgré l’aspect disparate des archives, soit des images provenant de caméras différentes, avec des fréquences d’images variées, un cadre pas toujours très heureux et un son parfois bancal ! Qutaiba Barhamji, le monteur, n’a jamais jugé la qualité de ces images, ce qui m’a permis de partager avec lui un aspect de mon intimité que personne n’avait jamais vu encore.
Une intimité que vous accompagnez de choix musicaux très réfléchis…
Le film nous regarde grandir, Kimi et moi, il était donc important d’introduire la musique qu’on écoutait à l’époque, les titres qui nous ont formés. Figurent aussi dans le documentaire des morceaux que j’ai créés, en me basant sur l’idée que les cicatrices de Kimi, son corps entier même, pourraient produire de la musique. J’ai utilisé un programme de « sonification », processus qui transforme des données – visuelles, dans mon cas – en signaux acoustiques. Je me suis déplacée à différents endroits du corps de Kimi à l’aide d’un iPad, le logiciel les a analysés puis a produit un son. C’est ce qui m’a permis de jouer de la musique sur Kimi. J’avais envie d’évoquer cette question à la fois métaphorique et poétique de savoir où l’on va lorsqu’on meurt. Devenons-nous de la musique ?
Votre voix parcourt tout le documentaire, comme pour éclairer les zones d’ombre que recèlent des images parfois difficiles à regarder.
C’est une des décisions artistiques que nous avons prises pour donner une cohérence au film. N’étant pas écrivain, cet ajout m’a demandé beaucoup de travail, d’autant qu’il existe peu de films dotés d’une voix off que j’aime vraiment. Il m’a fallu trouver ma voix, savoir comment raconter cette histoire avec mes mots et déterminer à qui m’adresser.
Le film offre une scène très poétique qui ne fait pas partie de vos archives personnelles. On y voit les immeubles où vous avez vécu avec Kimi comme flottant dans les cieux. Que vouliez-vous signifier ?
Il me semblait que ce lieu où notre histoire s’est déroulée pouvait avoir une résonnance universelle, car le caractère tragique de notre histoire n’est pas unique, malheureusement. Et puis je voulais que les immeubles soient suspendus au milieu de la nuit comme si rien d’autre n’existait autour pour figurer l’isolement, un des thèmes centraux du film. Cet isolement se joue autant dans le sentiment qui gagne les toxicomanes que dans la façon dont fonctionne la société russe, d’autant plus en ce moment.
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Lire l'articlePoursuivez-vous votre prise de position dissidente en Russie ?
J’ai quitté le pays au début de la guerre car il devenait de plus en plus dangereux pour les manifestants de descendre dans la rue. Une nouvelle loi stipulait d’ailleurs que le fait d’appeler cette guerre « guerre » relevait d’une infraction pénale car il s’agissait d’une propagation de « fake news », délit qui peut être puni de 5 à 10 ans de prison en Russie. La police savait où on habitait et mon copain avait déjà fait de la prison après avoir participé à une manifestation pacifique ; on s’est dit qu’on n’aurait pas de poids derrière les barreaux et qu’il valait mieux être ailleurs.
La loi sur la détention de drogue est très répressive en Russie et n’aide personne. Les gens écopent de peines vraiment longues même lorsque seule leur consommation personnelle est concernée. Il y a un vrai sujet autour de la stigmatisation des drogues ; les toxicomanes se voient comme des personnes non valables, qui ne méritent pas de jouir des mêmes droits que les autres. Kimi souffrait de cette auto-stigmatisation.
Pensez-vous que How to Save a Dead Friend pourra être montré en Russie ?
J’aimerais que ce soit le cas. Avant la guerre, on n’était déjà pas certains de pouvoir le montrer à cause des scènes de shoot et de tous les jurons qu’on y entend. Pour le projeter, il faudrait couper plein de choses… et avec la guerre, il est encore moins facile d’obtenir un permis d’exploitation. De toute façon, l’idée était de faire produire le film ailleurs qu’en Russie [il est produit par quatre pays européens, dont la France, ndlr] pour être libre dans mon expression.
Portrait (c) Laura Pertuy
Images (c) Lightdox
How to Save a Dead Friend de Marusya Syroechkovskaya, La Vingt-Cinquième Heure (1 h 43), sortie le 28 juin