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Marianne Slot : « Lars von Trier est l’incarnation du cinéma européen »

  • David Ezan
  • 2023-07-07

Tandis que les chefs-d’œuvre de Lars von Trier s’apprêtent à ressortir en salles le 12 juillet, le Festival de La Rochelle honorait en avant-première le cinéaste danois. L’occasion de s’entretenir sur place avec Marianne Slot, sa coproductrice française. Fidèle alliée depuis 28 ans, elle s’est ainsi confiée sur leur collaboration comme sur la singulière personnalité d’un artiste hors nome, dont les films ont cette rare qualité de ne jamais laisser personne indifférent.

Comment avez-vous rencontré Lars von Trier ?

La toute première rencontre, c’était en 1988 à Paris. Il était venu y présenter Epidemic, son deuxième long métrage, quand je travaillais dans la petite structure de distribution qui s’occupait du film. J’étais toute jeune, mais mes origines danoises nous rassemblaient. Et puis la structure où je travaillais organisait un festival consacré au cinéaste Carl Theodor Dreyer, grand maître de Lars. Ça nous faisait un autre point commun. J’ai alors candidaté auprès de sa maison de production et ils sont venus me chercher en 1995, pour Breaking the Waves. On ne s’est plus quittés.

Breaking the Waves marquait déjà un tournant radical chez lui, d’autant qu’il anticipait les principes du Dogme95 – un manifeste en forme de « vœu de chasteté » qui s’opposait à l’artifice au cinéma, cosigné par Lars von Trier et Thomas Vinterberg (Festen). Qu’est-ce que cela vous a inspiré ?

C’était déjà le cas sur Epidemic, qu’il a tourné car il n’arrivait pas à faire financer un projet plus ambitieux. Il a parié auprès d’un consultant de cinéma danois qu’il ferait un film pour pas plus de 150 000 euros, ce qui est une petite somme. Le détournement qu’il a trouvé, c’est de se raconter lui-même en train d’écrire ; c’est-à-dire qu’il a embauché le consultant de cinéma comme acteur, puis il a joué son propre rôle auprès de son scénariste et de sa femme. Déjà, il faisait de la contrainte une vraie force. Et si Epidemic était encadré par une condition de budget, il a posé ce dénuement comme la condition même du Dogme. Cela l’autorisait ainsi à faire des films plus librement, avec une caméra mobile. Comme c’est un maître, il est resté précis ; sur Les Idiots (1998) [où une communauté d’anticonformistes s’adonne à un plaisir unique : l’idiotie], Lars avait emmagasiné des centaines d’heures de rushes avec beaucoup d’improvisation... or le résultat final était étrangement très proche du scénario !

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Breaking the Waves (c) Les Films du Losange

Dès Europa (1991), ses films sont devenus des coproductions internationales. Pourquoi a-t-il opté pour ce mode de production ?

Europa bénéficiait d’une coproduction française, mais Breaking the Waves [sur une jeune écossaise illuminée qui, par amour, va défier la morale chrétienne et s’adonner à un dangereux itinéraire sexuel, ndlr] était sa première grande coproduction européenne : le Danemark, la France, la Suède, les Pays-Bas y ont participé. C’était impossible de financer le film uniquement au Danemark, il a fallu élargir les possibles. Lars avait des propositions parfois astronomiques, mais cela aurait impliqué de se soumettre à trop de conditions. Or, il a toujours souhaité conserver sa liberté artistique, ce qui l’a poussé dès 1992 à créer sa propre maison de production Zentropa. Grâce à cette structure, il a pu se tourner plus facilement vers l’extérieur. Je coproduis des films à l’international [via sa société Slot Machine, ndlr] depuis 30 ans ; à chaque fois, il s’agit de trouver des combines financières qui soient à l’honneur d’une vision artistique. Forcément, les pays coproducteurs demandent une contrepartie : c’est par exemple un tournage sur le territoire ou des acteurs et techniciens locaux. Cela demande un effort, mais Lars a toujours été exemplaire là-dessus.

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Ses films ont tous coûté moins de 10 millions d’euros, somme qui paraît ridicule en proportion de leurs ambitions artistiques. Comment faire avec si peu ?

Lorsqu’on fait un film, on l’estime d’abord selon tous les désirs de Lars. Quand c’est difficile à financer, les discussions avec lui commencent... et il est très créatif ! Il travaille avec un collaborateur spécifique, qui l’aide à trouver des solutions viables et organiques aux problèmes de budget. Pour parler chiffres, Dancer in the Dark (2000) et Dogville (2003) sont ses films les plus chers : respectivement 13 et 12 millions d’euros. Même un film comme Melancholia (2011) aura coûté 7 millions, une prouesse au regard du résultat final. Il faut également savoir que chez Lars, les acteurs sont tous payés au minimum syndical américain – y compris les plus grandes stars. Si elles tournent l’un de ses films, elles doivent l’accepter. En général ce n’est pas un problème ; pour un acteur, un film de Lars représente un vrai challenge. D’autant que trois de ses actrices [Björk, Charlotte Gainsbourg et Kirsten Dunst respectivement pour Dancer in the DarkAntichrist et Melancholia, ndlr] ont remporté un Prix d’interprétation à Cannes.

Dancer in the dark (c) Zentropa Entertainments

Que lui a d’ailleurs permis la Palme d’or qu’il a remportée pour Dancer in the Dark, qui suit une émigrée tchèque, adepte de comédies musicales (jouée par Björk), dont la bonté sera violemment bafouée par son entourage ?

Tout a bien sûr été plus simple avec la Palme et le Prix d’interprétation féminine, sans parler de son énorme succès : en France, on a fait près d’1 200 000 entrées ! Les financiers étaient très rassurés par le scénario de Dogville [où une séduisante fugitive est recueillie par une communauté américaine aussi bienveillante qu’abusive, ndlr], en quoi ils voyaient déjà un grand film au fort potentiel commercial. Jusqu’au jour où on leur a annoncé : « Au fait... il se déroulera sur une scène de théâtre et la ville sera dessinée à la craie. » Ça les a refroidis un peu. (Rires.)

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À quoi ressemble un scénario signé Lars von Trier ?

Lars est extrêmement précis, tout est détaillé et même parfois storyboardé. C’est donc très écrit, mais il y a quelque chose de magique avec lui : on a beau connaître par cœur le scénario, ce qu’on découvre à l’écran est toujours une immense surprise. Quand bien même ses films sont conformes à ce qui était écrit sur le papier !

Un mythe s’est créé autour de Zentropa, la maison de production qu’il a cofondée au Danemark et qui ressemble à une version punk des studios hollywoodiens. Pourriez-vous nous éclairer ?

L’idée, c’était de créer une infrastructure pour se donner les moyens de la liberté. Il a ensuite mis ses propres victoires au service de la société, notamment d’autres cinéastes danois à qui il a permis d’accéder à la scène internationale : Thomas Vinterberg, Susanne Bier... Ce n’était pas que pour lui ; il souhaitait créer un paysage cinématographique danois, à la manière de ce qu’il a ouvert avec le Dogme. Il y avait certes déjà des films à petit budget tournés par contrainte dans le monde, mais se revendiquer du Dogme leur offrait tout d’un coup une vraie légitimité.

Dogville (c) Les Films du Losange

Pour la première de Breaking the Waves à Cannes en 1996, Lars von Trier n’avait pas osé venir par angoisse de présenter son film. Lui qui passe parfois pour orgueilleux, est-il amené à douter sur son travail ?

Il remet toujours tout en question, à l’image de ses films. Son œuvre entière est fondée sur ce principe : elle interroge notre regard, elle nous fait réagir. Il serait très malheureux si un de ses films faisait consensus. Si je lui dis que tout le monde adore et que c’est formidable, il me répond l’air grognon : « Ah bon ?! » Puis il est rassuré lorsque je lui confie que des gens l’ont détesté. (Rires.) Pour revenir sur ses peurs, il faut savoir que Lars a grandi sans encadrement parental. Pour un enfant, c’est très angoissant d’être livré à soi-même. C’est pourquoi il s’impose des règles, des contraintes dans son cinéma. Il a besoin d’être dans le contrôle. Prendre un train ou un avion, c’est pour lui se retrouver dans un lieu sur lequel il n’a aucune prise. C’est une peur très réelle. Mais encore un fois, il fait de ces difficultés un défi – c’est une manière de les contourner.

Son œuvre s’est radicalisée depuis Antichrist (2009), qui contait le déchirement physique et sexuel d’un couple endeuillé par la mort d’un enfant. Comment avez-vous géré l’hostilité grandissante vis-à-vis de son cinéma ?

On se bagarre ! (Rires.) C’est vrai que ses derniers films sont des propositions très fortes, sur des sujets difficiles. Ce que je regrette beaucoup, c’est à quel point le regard posé sur eux est peu à peu devenu superficiel. Les gens en sont restés à l’aspect provocant de son œuvre, sans chercher à comprendre d’où vient cette provocation. J’espère que les choses vont changer avec cette rétrospective, qui devrait aussi permettre à la jeune génération de découvrir ses films. Et puis la France lui est restée fidèle, on a toujours pu compter sur des partenaires historiques : le CNC, Arte, Canal+, Potemkine pour les éditions vidéo. Une fidélité s’est installée avec Régine Vial [distributrice des Films du Losange, ndlr], depuis Breaking the Waves. Lars est l’incarnation du cinéma européen, de la collaboration transfrontalière entre nos pays.

Antichrist (c) Les Films du Losange

Il faut dire que la France coproduit la plupart des auteurs internationaux.

Oui, elle est vitale. Le fonds d’aide aux cinémas du monde [dont Marianne Slot a présidé la commission de 2013 à 2015, ndlr] est exceptionnel ; je ne sais pas si c’est toujours le cas, mais il était doté de 6 millions d’euros par an. Une somme qui permet de collaborer avec le cinéma mondial, de créer des échanges entre professionnels français et étrangers. Politiquement, c’est aussi l’idée qu’on ne s’enferme pas dans son cinéma national mais qu’on s’ouvre vers l’extérieur. J’ai rencontré plusieurs personnalités politiques françaises à l’époque, et c’est la première chose qu’ils disaient : « Grâce au fonds, la France voyage dans le monde. » De la même manière, les politiques d’autres pays me confiaient : « Merci, vous soutenez nos artistes. » Rendez-vous compte : cela diffuse un soft power phénoménal... et pour rien du tout, seulement 6 millions d’euros par an ! Alors il ne faut pas toucher à cette somme, bien au contraire. Et comprendre que la valeur de l’art n’est pas seulement monétaire.

Peut-on enfin prendre des nouvelles de Lars von Trier ?

Comme annoncé, il est atteint de la maladie de Parkinson qui est malheureusement incurable. C’est extrêmement triste, même s’il est traité et qu’il va mieux. La bonne nouvelle, c’est qu’il a annoncé un prochain projet nommé L’Île ; une sorte d’école de cinéma sous forme d’un long entretien croisé avec le cinéaste danois Christoffer Boe. Il a ainsi prévu pas moins de 100 heures d’entretien... et il est prêt à offrir un diplôme à ceux qui en écouteront l’intégralité. (Rires.)

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