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Linton Kwesi Johnson : « C’est avec les Black Panthers que j’ai découvert la littérature noire »

  • Trois Couleurs
  • 2020-09-29

Si la police est omniprésente dans ses chansons, c’est que Linton Kwesi Johnson, comme bon nombre de jeunes Noirs britanniques de sa génération (il est né en 1952) a très tôt été, bien malgré lui, en conflit avec elle. Le célèbre dub poet (Dread Beat an’ Blood, 1978 ; Forces of Victory, 1979 ; Bass Culture, 1980…) et récent lauréat du PEN Pinter Prize a accepté de dérouler avec nous le fil de son existence et de son œuvre au prisme de l’antagonisme entre les jeunes de couleur et les forces de l’ordre.

Cet article fait partie de notre dossier Quand l’art se saisit des violences policières. À l’occasion de la sortie du documentaire Un pays qui se tient sage de David Dufresne, TROISCOULEURS s’intéresse à la manière dont le monde de l’art traite du sujet des violences policières. Interviews, décryptages, focus sur des œuvres incontournables ou rares…Retrouvez tous les articles du dossier en cliquant ici.

Vous êtes né en Jamaïque et vous avez rejoint votre mère en Angleterre à l’âge de 11 ans. À cette époque, comment perceviez-vous la police ?

Un gamin de 11 ans n’a pas d’a priori sur la police. Enfant, j’ai eu maille à partir avec elle, ce qui était la norme pour les jeunes Noirs à cette époque. Et quand j’ai eu 14 ou 15 ans, il était clair pour moi, comme pour les jeunes Noirs de ma génération, que la police nous avait déclaré la guerre – nous étions sans cesse harcelés, intimidés, brutalisés par elle. Un jour, alors que je rentrais chez moi avec l’électrophone d’occasion du club musical de l’école, une voiture banalisée a pilé et deux hommes blancs en sont sortis. C’était des flics. Ils voulaient savoir comment je m’étais procuré cet appareil. Ils m’ont suivi jusqu’à chez moi où, fort heureusement, ma mère était là. Elle leur a passé une sacrée soufflante et, quand elle en a eu fini avec eux, ils sont partis sans demander leur reste.

Est-ce ce harcèlement policier qui vous a conduit à rejoindre le British Black Panther Movement à l’adolescence ?

Ce n’était pas spécifiquement la police, mais plus généralement la société racialisée, l’environnement racialement hostile dans lequel nous vivions – et dans lequel la police, en tant que représentant de l’État, jouait bien sûr un rôle prépondérant.

Le British Black Panther Movement menait-il des campagnes contre les violences policières ?

C’était notre principal combat : nous nous battions contre le harcèlement, les intimidations et les brutalités de la police envers les Noirs, ainsi que contre le système judiciaire raciste. Nous passions notre temps à combattre les accusations inventées de toutes pièces de la police contre nos militants. Nous connaissions nos droits et nous étions prêts à nous battre pour les faire respecter.

Pochette de l’édition américaine du premier album de Linton Kwesi Johnson, Dread Beat an’ Blood (Heatbeat records, 1981).

Est-ce à la même période, durant la première moitié des années 1970, que vous avez commencé à écrire des poèmes ? Êtes-vous venu à la poésie par votre engagement politique ?

À l’école, on n’étudiait aucun auteur noir : pas un mot sur notre littérature, notre poésie… C’est avec les Black Panthers que j’ai découvert cette littérature. Et j’ai sauté le pas après avoir lu The Soul of Black Folk de W. E. B. Du Bois . C’était comme si un monde nouveau s’ouvrait à moi.

Initialement, aviez-vous prévu de lire vos textes sur des rythmes reggae ?

Non, c’est venu par la suite, accidentellement. J’ai commencé par réciter mes poèmes, accompagné par un groupe de percussionnistes rastas. Je faisais partie du Caribbean Artists Movement, un groupe d’écrivains, de musiciens, de peintres qui, plutôt que de se soumettre à la validation des gardiens du canon de la littérature et de l’art anglais, essayaient de développer leur propre esthétique… J’étais influencé par le vent d’oralité qui soufflait sur la poésie caribéenne. On ne se souciait pas seulement de l’apparence de ces mots une fois imprimés, mais aussi de leur sonorité. On était inspirés par des gens comme les Last Poets, aux États-Unis, qui utilisaient la langue de tous les jours des Noirs comme véhicule de leur discours poétique.

« Tous les jeunes Noirs de ma génération avaient compris que la police nous avait déclaré la guerre. »

À cette époque, que représentait le reggae pour les jeunes Noirs anglais ?

Plus que toute autre musique, le reggae parlait des conditions de vie des Noirs, de leur combat pour l’égalité raciale, il établissait une connexion avec l’Afrique. C’est pour cela qu’il avait une résonance particulière pour nous. Et puis c’était aussi le cordon ombilical qui reliait la diaspora jamaïcaine à la mère patrie, pour ainsi dire.

Votre chanson « Sonny’s Lettah » est sous-titrée « anti-sus poem ». Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistait cette fameuse sus law ? Et est-elle toujours en application ?

Non, la sus law a été abolie en 1981. Nous avons combattu pour cela, et « Sonny’s Lettah » était ma contribution à ce combat. La sus law était un volet d’une loi sur le vagabondage datant du XIXe siècle. Par la suite, elle a été utilisée contre les jeunes Noirs, en les accusant de tentative de vol sur des inconnus. Concrètement, un policier pouvait dire : « J’ai vu un jeune Noir qui se tenait au coin de la rue, il avait l’air suspect et il avait l’intention de commettre un vol. » C’était aussi fumeux que ça. Et après c’était parole contre parole, celle des jeunes contre celle de la police. On ne demandait même pas à la cible supposée du crime présumé de témoigner. La sus law avait juste pour fonction de criminaliser toute une génération de jeunes Noirs. Et, même si elle a été abolie en 1981, elle a été remplacée par une nouvelle loi, qu’on appelle section 60stop and search (« contrôle et fouille »), ce qui revient à de l’intimidation.

Donc c’est plus ou moins la même chose ?

Non, c’est différent. Avec la sus law, on risquait d’être arrêté et condamné ; avec le stop and search, on est plutôt dans le harcèlement et l’intimidation : et si on résiste, alors on peut être inculpé.

Contre le gouvernement et les forces de l’ordre, vous n’avez jamais mâché vos mots, par exemple dans un morceau comme « Inglan Is a Bitch », dans lequel vous dénoncez le sort fait aux Noirs anglais, ou « Reggae fi Peach », dans lequel vous évoquez sans détour la culpabilité de la police dans la mort d’un manifestant anti-extrême droite. Comment ces deux chansons ont-elles été reçues à leur sortie ?

Je ne sais pas. Les gens semblent les apprécier. (Rires.) Elles marchent bien lorsque je les joue en concerts. Ça fait partie des morceaux que les gens préfèrent. « Inglan Is a Bitch » est particulièrement populaire à l’étranger. Quant à « Reggae fi Peach », c’est un morceau très populaire chez les Blancs de gauche. Pour moi, c’était simplement une façon de documenter l’importance qu’avait eu la mort de Blair Peach pour nous.

Et pour ce qui est des médias et du gouvernement ?

Je ne pense pas avoir été suffisamment important pour que le gouvernement fasse un exemple avec moi, ou qu’il me réserve un traitement spécifique ; mais j’ai toujours eu des papiers hostiles de journaux de droite comme The Daily Telegraph ou le Mail, et j’aurais été pour le moins déçu si cela n’avait pas été le cas.

Une autre de vos chansons, « New Craas Massahkah », évoque le décès dans un incendie criminel, de treize jeunes Noirs. Lorsque j’ai interviewé Mogniss H. Abdallah de l’agence IM’média, il m’a confié à quel point la manifestation que vous aviez organisée pour réclamer justice avait été importante.

C’était le Black People’s Day of Action, le 2 mars 1981, en réponse au meurtre raciste de treize gamins noirs lors d’une fête. Vingt mille personnes qui ont défilé de Forham Park à Hyde Park. Jamais on n’avait vu autant de Noirs dans la rue dans ce pays. C’était un témoignage de l’ampleur de l’émotion, de l’indignation, de la colère ressentie par les gens à cause de cette attaque fasciste. Ça a boosté notre moral, celui des Noirs de ce pays, et ça a renforcé notre détermination à nous dresser et à nous battre pour l’égalité et la justice.

Quelle est, selon vous, la pertinence de vos chansons aujourd’hui, au regard de la situation en Grande-Bretagne, en France, aux États-Unis ?

Beaucoup de mes poèmes et de mes chansons documentaient les combats que nous avons menés, et comme ces combats sont toujours d’actualité, mes chansons le sont aussi.

Écrivez-vous toujours des poèmes ?

Non, plus trop. La plupart des auteurs donnent leur meilleur à une certaine période puis, par la suite, certains produisent des trucs inférieurs – et je ne veux pas écrire quelque chose d’inférieur…

Et si vous écriviez toujours des poèmes aujourd’hui, sur quels sujets écririez-vous ? Écririez-vous encore sur les violences policières ?

Je ne sais pas sur quoi j’écrirais, vraiment. Je suis un vieil homme maintenant, je ne sais pas si j’écrirais sur les mêmes choses. Peut-être que j’écrirais sur des trucs un peu plus introspectifs.

Propos recueillis par Vincent Tarrière

Linton Kwesi Johnson, Selected Poems, Penguin, 2006
Image : Linton Kwesi Johnson © photo Eric Morère / agence IM’média

 

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