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Les neuf cigarettes de Fred Astaire dans « Tous en Scène »

  • Jérôme Momcilovic
  • 2019-03-05

Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : une dizaine de cigarettes dans Tous en scène de Vincente Minnelli.

Fred Astaire, né Frederick Austerlitz, fume comme une locomotive dans Tous en scène, seizième film de Vincente Minnelli, le plus triste et le plus gai des grands musicals hollywoodiens : neuf cigarettes pour cent douze minutes de film. La première dans le train qui le dépose d’Hollywood à New York sous les traits de Tony Hunter, génie jumeau, comme lui grand danseur, comme lui sur le retour – Fred et Tony ont 54 ans. Tony a disparu des écrans, son image n’a survécu que dans le sourire figé qu’il offre à une réclame de cigarettier, parmi d’autres feuilletées dans le train par deux gros bourgeois goguenards. « Je ne fume que les meilleures : des Templeton », dit la réclame – Astaire, lui, prenait la pause pour Camel. Les bourgeois ricanent au souvenir du danseur, qui avait fait se pâmer leurs bourgeoises il y a un siècle et qui fume aujourd’hui tout seul dans les oubliettes du spectacle. « Vous avez du feu? » demande en se joignant aux rires leur voisin de siège, son visage masqué par le menu du wagon-bar. La cigarette est déjà allumée quand les bourgeois finissent par reconnaître, pétrifiés, l’inconnu: Tony Hunter bien sûr, qui a éteint d’une bouffée les braises de l’humiliation.

La cigarette de Fred Astaire est le sceptre par où rayonne la majesté intacte de Tony Hunter.

Sur le quai de la gare, la deuxième cigarette est allumée par des photographes, qu’il croit venus pour lui mais qui sont là pour Ava Gardner, rincée par les flashs sitôt qu’elle descend à son tour. Toni reste seul, abandonné sur le quai avec sa gloire fanée et sa cigarette allumée pour rien. Alors il fume, et chante, et danse, dans son costume croisé couleur volutes : c’est le premier numéro du film, la chanson s’appelle « By Myself ». Mais Tony n’est pas vraiment seul, puisque pour Fred la moindre cigarette est déjà un partenaire de danse. Il faut voir le petit tube blanc rouler entre ses doigts, passer d’une main à l’autre pour rejoindre la bouche comme par un tour de passe-passe, souligner d’un trait de fumée le chaloupé inimitable : la cigarette de Fred Astaire est le sceptre par où rayonne la majesté intacte de Tony Hunter.

C’est une épée et un bouclier, dressés contre le temps qui passe ; la fumée fait un manteau de regrets, mais c’est le plus élégant des manteaux. Tony s’y drape chaque fois qu’on lui fait sentir le poids de son âge, chaque fois que la situation rappelle : « I’ll go away by myself ». À la fin du film, c’est sur scène qu’on allume sa cigarette, parce que le succès est revenu. Au bout de l’allumette et du passe-coude de feutrine noire, il y a Cyd Charisse, qui ne fume pas.

Cyd s’appelle Gabrielle et Toni en est amoureux, mais en la matière la modestie du vieux danseur est plus grande encore, si bien qu’il ne s’en est même pas rendu compte. Alors c’est un autre, dans le train de nouveau, qui le lui fera comprendre. Comment ? En lui offrant la cigarette et l’allumette que, pour une fois, il a oublié de brandir entre lui et l’évidence triste de ses sentiments. Ce geste amical, minuscule et si beau (offrir une cigarette pour soulager un cœur lourd, et pour dire qu’on a tout compris), dit à lui seul tout ce qu’Hollywood avait à nous dire de l’amour. L’amour, c’est quand Fred Astaire oublie de fumer.

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