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Rabah Ameur-Zaïmeche : « Être filmeur ou braqueur, c’est un peu pareil »

  • Corentin Lê
  • 2023-09-06

Avec « Le Gang des Bois du temple », le cinéaste dépeint la façon dont l’argent finit par corrompre ce que la vie en collectif peut avoir de plus précieux. Il revient avec nous sur ses choix de mise en scène et sur la portée politique de ce film de braqueurs, peinture à la fois lumineuse et lucide des quartiers populaires.

Le scénario s’inspire d’un fait divers qui a eu lieu là où vous avez grandi, aux Bosquets, juste à côté de la cité des Bois du temple, à Clichy. D’où vous est venue l’idée du film ?

Je voulais faire un film de gangsters, mais aussi un film noir et un film de quartier en même temps. Plus précisément, ce qui m’intéresse dans les films de gangsters, c’est qu’il s’agit aussi de westerns urbains. On retrouve les bandes d’indiens face à l’armée. Le personnage de Ponce est un peu un cowboy solitaire : il est lié au gang, vit dans la cité depuis un certain temps, mais revient de plusieurs missions en Afrique. Il a dû voir des choses épouvantables et apparaît marqué par la dureté du monde. Et puis, à l’origine du scénario, il y a en effet un fait divers qui s’est passé à cet endroit il y a une quinzaine d’années, bien que le film n’ait pas pu être tourné dans la cité en question. Un camion de la Brinks a été braqué sur l’autoroute. C’était, pour le cerveau de la bande, une sorte de défi. J’ai toujours aimé les films de gangsters, et c’est quelque chose qu’on n’avait jamais exploré. C’était pour nous aussi un défi, une manière de se réinventer. Être filmeur ou braqueur, c’est un peu la même chose.

« Le Gang des bois du temple » de Rabah Ameur-Zaïmeche, banditisme fraternel

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Vous multipliez les vues en plongée et vous filmez souvent les membres du gang avec une longue focale, d’assez loin. L’idée était-elle de figurer le fait qu’ils sont surveillés et pris au piège ?

On filme souvent à partir des balcons, des terrasses des bâtiments, des toits, pour signifier à quel point on est en réalité tout petit dans cet univers urbain. La cité écrase les individus, mais ils arrivent pourtant à naviguer, à circuler autour des pelouses et des arbres. La particularité de ces grands ensembles, c’est qu’ils ont été construits sur d’anciennes forêts et de vieux marécages. Il en reste des vestiges, avec beaucoup d’animaux sauvages : des oiseaux de proie, des belettes, etc. Pour filmer les dialogues, on a en effet utilisé pas mal de longues focales, avec l’idée de l’observation et de la surveillance… On part souvent de loin, puis on se rapproche des individus, pour finir à la hauteur de leur figure et de leur cœur. Il fallait dépasser la dimension carcérale du décor sans la nier. Si les fenêtres sont toutes les mêmes, et si les appartements ressemblent à des cellules, il y a toujours de la vie. Des liens qui se tissent et qui font la beauté et le charme de cette vie commune.

Votre mise en scène prend ici des contours rigoureux, avec des panoramiques très travaillés. Dans vos précédents films, certains plans ressemblaient déjà à ceux du Gang des Bois du temple, mais d’autres étaient pris sur le vif, en caméra portée. Pourquoi avoir privilégié au fil du temps la partie plus « composée » de votre style ?

Il reste des plans plus agités, dès qu’il y a de l’action, par exemple pour le braquage ou la séquence de la fusillade. Mais la plupart du temps, la caméra est en effet posée. C’était une forme qui était déjà là depuis le début, mais on a gagné en expérience, et on aborde désormais le cinéma de manière plus détachée…

Depuis le début de cet entretien, vous utilisez le « on ». Est-ce important pour vous de garder un esprit de groupe, comme le gang du film ?

On retrouve souvent les mêmes personnes dans mes films. Comme Marie Loustalot qui jouait dans Histoire de Judas [sorti en 2015, ndlr]. Pareil pour Régis Laroche, qui incarnait Ponce Pilate dans le même film et qui campe ici Ponce, le vétéran qui habite les hauteurs de la cité. Il jouait aussi le tortionnaire de Terminal Sud [2019, ndlr]. Le Gang des Bois du temple entretient de toute façon énormément de liens avec mes précédents films – mais peut-être encore plus avec Histoire de Judas, qui montrait déjà un monde qui se délite, se décompose et se dirige droit vers l’abîme.

La parole a le temps de se déployer dans le film, avec de longues scènes dialoguées. Et vous ne coupez jamais avant qu’une conversation soit terminée. Pourquoi est-ce important de prendre ce temps-là ?

Le film n’est pas un spectacle de marionnettes. On a des êtres humains devant nous, avec leur sensibilité, leur regard qui scintille. Ils sont capables de s’intégrer à des situations et de les réinventer, et pour ça il faut laisser leur présence se manifester. Je ne vois pas pourquoi je couperais la fin d’une conversation. Pourquoi aurais­-je besoin de hacher, de découper, de suivre une grammaire qui est finalement tellement insipide qu’elle perd toute forme d’humanité ?

Vous insistez sur l’altruisme de vos protagonistes, par exemple dans le bar PMU où chacun veut payer pour l’autre. Cela entre en opposition avec l’individualisme auquel on pourrait rattacher des personnages de braqueurs.

Je voulais montrer qu’il existe un système de dons et de contre-dons, qui caractérise les premiers échanges entre nous, avant que l’argent ne vienne tout corrompre. Je pense réellement qu’on peut parvenir à créer des modes de vie et des modèles de société débarrassés de ce qui est nocif et nous mène vers les impasses les plus terribles. Ne peut-on pas faire autrement ? Pourquoi doit-on suivre, de manière aveugle, les exemples que nous soumettent les différentes oligarchies ? A-t-on besoin de posséder autant de choses chez nous ? A-t-on la nécessité d’aller jusqu’au bout du monde pour se sentir exister ?

C’est ce qui manque à votre avis dans d’autres films ?

Je regarde peu de films. Ou alors des documentaires animaliers, chez moi. Au fond, on est aussi une espèce animale comme une autre, ça se voit dans nos réflexes, nos pulsions, nos gestes.

Il y a d’ailleurs une belle scène dans le film où trois membres du gang nourrissent les pigeons du quartier…

Cette scène vient d’un plan volé au début du tournage. On était en hauteur et, en regardant dans le parc en contrebas, on a aperçu des mômes avec des cirés qui étaient en train de donner à manger aux oiseaux. C’est ce qui a donné le dernier plan du film. On a eu une chance incroyable, et ça a nourri tout notre récit.

Qu’est-ce qui vous intéresse, d’un point de vue politique, dans le banditisme ?

Je voulais montrer que les bandits ne sont pas ceux que l’on croit. Ceux qui sont obnubilés par le pouvoir et l’argent sont les vrais bandits. Ce sont eux qui fomentent les pires exactions, déclenchent les pires guerres et génèrent les pires famines. Les bandits, ce sont eux, pas les lascars qui tirent des feux d’artifice.

L’un des fils rouges de votre cinéma réside dans la représentation de la lutte des classes, avec une approche matérialiste des rapports de production. L’un des premiers dialogues du Gang des Bois du temple se conclut d’ailleurs par cette assertion : « C’est toujours le pétrole. » C’est ce qui motive votre cinéma ?

Dès qu’il y a rapport de force et de domination, il s’agit de s’en échapper pour atteindre quelque chose qui, pour moi, me semble plus important. On n’est pas que des numéros, des agents économiques à l’intérieur du système. On est aussi faits de chair et de sang. Mon pétrole à moi, c’est d’aller chercher la beauté du monde. Rien de plus. Avec le temps, on se rend compte que la vie est brève, et que chaque jour peut être le dernier. On n’a pas le temps pour la vanité.

Fin juin, après la mort du jeune Nahel, tué par un policier, les cités se sont embrasées. Vous y avez grandi, et votre cinéma met un point d’honneur à en donner une image authentique. Votre tout premier long métrage, Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ?, en 2001, s’achevait sur l’exécution par la police du personnage principal, que vous jouiez. Quel regard portez-vous sur cette actualité ?

Ce sont des choses qui durent depuis des années. On veut toucher à nos droits les plus élémentaires, à nos acquis sociaux, comme récemment notre retraite. Là, c’est notre jeunesse qui, d’un seul coup, a ouvert la marmite pour laisser s’échapper un peu de vapeur. Les révolutions ne se font jamais paisiblement. Si elles n’ont pas toujours pu inverser les rapports de force, l’important est de faire prendre conscience aux classes dominées qu’elles sont pleines de vitalité et de magie. Il faut montrer ce qui brille en elles.

Le Gang des Bois du temple de Rabah Ameur-Zaïmeche, Les Alchimistes (1 h 54), sortie le 6 septembre

Images (c) Les Alchimistes

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