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Laetitia Kugler, documentariste : « Quand on fait un documentaire, l’idée n’est pas d’aller avec sa caméra filmer n’importe qui n’importe quand »
- Thibaut Sève
- 2022-04-26
Le documentaire touche un public plus large que jamais que ce soit grâce aux plateformes de Replay des chaines TV historiques ou les succès mondiaux sur les plateformes, mais pourtant sa fabrication reste assez inconnue. Auteure et script doctor pour des fictions et des documentaires, Laetitia Kugler (« Gogo », « L’Iran vu du ciel ») est aux premières loges des évolutions de ce genre. On est allé à sa rencontre pour décortiquer à ses côtés les dessous de la fabrication d’un tel objet filmique.
En tant qu’auteure de films documentaires, à quelle incompréhension majeure te heurtes-tu ?
Il y a un énorme malentendu qu’il faut vraiment dissiper : le docu serait objectif. Au contraire, la vision subjective de la réalité est pour moi un angle d’attaque clair. Les spectateurs viennent découvrir une construction à partir de la réalité et non pas la réalité in extenso. Ce que les spectateurs ignorent, par contre, c’est que tout commence par un dossier écrit. C’est paradoxal qu’un film qui sera fait d’images et de sons soit financé sur de l’écrit. Mais se dire : « J’ai une idée et je vais tourner la fleur au fusil », ce n’est jamais une bonne idée !
Que ce soit pour la télévision ou le cinéma, l’étape d’écriture est obligatoire et codifiée, en témoigne cette série de scénarios de longs métrages retenus et partagés par le CNC sur son site. Au-delà de la recherche de financement et de diffuseur, à quoi sert le dossier ?
Quand on fait un documentaire, l’idée n’est pas d’aller avec sa caméra filmer n’importe qui n’importe quand. Il faut réfléchir en amont en se disant que ce qui est écrit est une version idéale de ce qu’on voudrait avoir. Mais aussi que la réalité va résister, elle va surprendre et proposer autre chose. C’est également un document pour les collaborateurs, comme le chef opérateur ou le monteur, parce qu’il faut se mettre d’accord sur le film qu’on a envie de faire. N’oublions pas qu’on ne fait jamais un film seul, le dossier écrit est là pour entériner une envie commune et après advienne que pourra !
Récemment, Petite fille de Sébastien Lifshitz posait précisément la question de la subjectivité du réalisateur de documentaire. Quel regard portes-tu sur ce film ?
Le choix de Sébastien Lifshitz, c’est de se positionner du côté de cette famille qui se bat pour la reconnaissance de son enfant [le film suit Sasha qui, née garçon, se sent fille depuis l’âge de 3 ans, dans la manière dont elle se construit, à l’école comme auprès de sa famille, ndlr]. Le combat se porte contre l’institution scolaire – le directeur de l’école et les parents d’élèves – à qui on choisit – c’est le point de vue – de ne pas donner la parole. En fiction, on peut faire le parallèle avec Bac Nord, c’est un film traité uniquement du point de vue des policiers [sorti en 2020, le film, réalisé par Cédric Jimenez, raconte l’histoire de trois agents de la Bac marseillaise, qui flirtent avec l’illégalité pour démanteler un réseau de trafic de drogue]. On a reproché ce parti pris au réalisateur. Mais moi je trouve qu’on ne peut pas en vouloir à un créateur d’adopter un point de vue. C’est ce qu’on attend de tous les réalisateurs.
Et je reviens à Petite fille : le point de vue est si fort que ça en fait presque un film militant. C’est plus puissant en termes d’empathie, on est complètement avec la famille qui se bat.
Petite fille de Sébastien Lifshitz (c) Arte
Au-delà du point de vue qui est utilisé par les réalisateurs de fiction et de documentaire, d’autres outils d’écritures sont communs aux deux genres. Prenons la plus connue, la règle classique des trois actes : une histoire contient une exposition, un nœud dramatique, puis une résolution. A-t-elle sa place dans le cinéma du réel ?
Dès lors qu’on raconte une histoire, on utilise des outils de dramaturgie. Il existe toute une littérature qui théorise les règles d’écriture. Mais en docu, ce qui est intéressant c’est de créer une poétique adaptée à la matière. J’aime bien créer une narration différente à chaque fois. Après il y a un rythme, une manière de jalonner une trajectoire, une manière de créer des pivots à partir de ce qui existe, de mettre en valeur des situations, mais je ne dirais pas que le docu a une construction aussi mécanique que la fiction – et c’est ce que j’adore dans le genre.
Depuis l’arrivée des plateformes de streaming, on a l’impression que le documentaire verse de plus en plus dans le romanesque, la fictionnalisation. On pense à Tiger King ou Formula one.
Au-delà des plateformes, c’est vraiment la signature des docus à l’américaine, qui explosent. En France, on ne pratiquait pas beaucoup ce modèle de docu. Il y a à la fois un côté sensationnel, un sens de l’enjeu qui peut être complètement loufoque, et des grosses ficelles pour une dramaturgie qui colle à la fiction. La série documentaire diffusée sur une plateforme induit le risque de tordre la réalité pour qu’elle rentre dans ce cadre plus codifié, qui fait qu’on oriente les actions et qu’on caste des personnages caricaturaux. Mais dans ma pratique du métier, je vois que les films de plateforme et ceux d’auteurs coexistent. En ce moment, je mets tout mon cœur dans l’écriture du portrait d’un peintre inconnu qui ne sait pas quoi faire de ses toiles et qui se pose la question passionnante de son leg. Et parallèlement, j’ai aussi été contactée pour collaborer à une grosse série docu sur le sport.
Formula 1 (c) Netflix
Et qu’est ce qui t’excite dans un projet comme ça ?
C’est la dimension sérielle qui fait que tu es avec des personnages au long cours. Le temps très long permet un attachement singulier. Et c’est aussi le challenge d’intéresser les gens à des sportifs même s’ils n’en ont rien à cirer du sport. Parce que de toute façon ce n’est pas pour le sport qu’on va regarder, c’est pour le côté « soap ». Personnellement, je ne suis pas fan de foot, mais par contre ce qui m’intéresse, c’est ce qui se joue en coulisse : les défaites, le joueur qui est blessé alors qu’il y a un match à enjeux, le mec qui joue toujours alors qu’il est vendu à un autre club… Ces mécanismes sont aussi présents dans le documentaire français. J’ai adoré Beau Joueur de Delphine Gleize. On y suit une équipe de rugby qui passe en première division et tout l’enjeu est de savoir si elle y restera ou pas.
Beau Joueur (c) Wild Bunch
Je vous spoile : ils échouent de match en match et c’est quand même dingue à suivre. On ressent une véritable empathie, on est dégouté pour eux on se dit qu’ils se sont bien battus, ils sont beaux dans leur échec. C’est hyper intéressant, que les documentaires qui nous touchent cherchent à comprendre comment fonctionnent les êtres humains, comment ils se construisent et interagissent.
Pour continuer à suivre les bons conseils de Laetitia Kugler, nous vous conseillons vivement de suivre son Insta à l’humour irrésistible.
Nous remercions La Scam pour avoir permis cette interview à la Maison des auteurs à Paris.