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« La Nuit des rois » de Philippe Lacôte : un conte carcéral tragique
- David Ezan
- 2021-09-05
À l’aune d’un fantastique empreint de mythologie, "La Nuit des rois" revisite le genre du film carcéral. S’y dresse, par le biais d’un mystérieux conteur, le tableau d’une Côte d’Ivoire en pleine ébullition.
La Maca, seule prison d’Abidjan, traîne depuis toujours une réputation sulfureuse. L’impuissance de l’administration a parfois conduit à la prise de pouvoir de détenus qui, livrés à eux-mêmes, ont édicté leurs propres lois, jusqu’à y établir de véritables rapports de vassalité. S’en emparant par la fiction, le Franco-Ivoirien Philippe Lacôte fait de cette forteresse le théâtre d’une grande ritualisation : le chef, s’il est trop malade pour gouverner, doit mettre fin à ses jours ; lorsque la lune est rouge, on désigne un « Roman », un conteur forcé de raconter une histoire à ses codétenus jusqu’au bout de la nuit. C’est ainsi que le chef, Barbe noire (incarné par Steve Tientcheu, admirable en colosse éraflé), malade, choisit un jeune voleur pour faire office de Roman…
La beauté crépusculaire du film tient à ce que le cinéaste déréalise progressivement ce décorum carcéral, si codifié qu’il en devient féerique. Processus qui advient d’abord par les corps, qui se contorsionnent dans un étrange chaos organisé ; parties d’un tout, d’une même tribu, leur danse tient presque de la chorégraphie. Puis par la langue, celle de Barbe Noire, dont la diction précise et littéraire lui confère une singulière aura tragique. On est proche, dans l’abandon nocturne de ces saillantes masculinités meurtrières, de la démarche poétique d’un Jean Genet. Il s’agit de sublimer ces existences marginales broyées par la misère pour les ériger en figures quasi mythologiques – autrement dit, pour les éclairer d’une lumière à laquelle elles n’ont jamais eu droit.
La boue dans laquelle les détenus se meuvent, l’infamie qu’ils traînent encore sont ici matière à un lyrisme aussi ancestral que mortifère. Roman, lorsqu’il raconte son histoire, ne procède d’ailleurs pas autrement : à partir du lynchage public d’un meurtrier notoire d’Abidjan, Zama King, auquel il affirme avoir assisté, il déroule le fil d’une légende millénaire. Le récit de sa vie, aussi sordide fut-elle, est transfiguré par ce que Roman en fantasme, puis les autres détenus avec lui. C’est qu’il s’agit moins, pour eux, d’écouter l’histoire que d’en faire l’expérience physique. Les images de ce conte hybride parasitent l’espace-temps de la prison, s’incarnant jusque dans ces corps qui, à l’évocation de Zama King, vibrent à l’unisson. Peut-être parce que, en associant le fantastique le plus folklorique à cette âpre réalité sociale, elles ménagent une place dans la légende au malfrat des rues, lui dont le visage devient l’icône de la jeunesse errante d’Abidjan, sinistre conséquence de la crise électorale ayant agité le pays il y a dix ans.
TROIS QUESTIONS À PHILIPPE LACÔTE
Croyez-vous en la force de la tradition orale ?
Si je suis cinéaste, c’est parce que mon enfance a été traversée par ces histoires mystiques. Roman raconte qu’il a grandi avec une tante griotte. Les griots sont à la fois chanteurs de louanges et conteurs, historiens et poètes ; cela signifie que grande et petite histoire ont pour nous la même importance. Je rends ainsi hommage à la force de cette tradition, et à la force qu’ont parfois les mots face à la violence.
Le film est très hétérogène. D’où vient ce désir de porosité entre les images ?
J’épouse le regard de la culture ivoirienne : pour nous, les frontières entre tangible et magique, visible et invisible sont très minces. Il s’agit donc toujours de la vie de Zama King, jusqu’au plus surnaturel. Ces éléments font autant partie de la légende que du réel, ils tiennent du récit épique, au même titre que ceux de Richard III ou de Roberto Succo. Pour la population, très jeune, c’est une manière de fabriquer ses propres mythes.
Comment avez-vous abordé les scènes de groupe, très physiques ?
La force des prisonniers devait pouvoir tout dynamiter, y compris le cadre. Quarante artistes danseurs d’Abidjan ont répété pendant deux mois quand, à côté, trois cents figurants avaient quartier libre et pouvaient parasiter le cadre. J’ai cherché, par ce mélange, à créer une impression de chaos maîtrisé.
La Nuit des rois de Philippe Lacôte, JHR Films (1 h 33), sortie le 8 septembre