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Jonathan Glazer, en eaux troubles

  • Quentin Grosset
  • 2014-06-25

Réalisateur de nombreux clips et de deux longs métrages (Sexy Beast et Birth), le Britannique Jonathan Glazer revient avec le film le plus troublant de l’été. Représenter notre monde selon le point de vue d’un alien était une entreprise périlleuse pour le cinéaste, et son Under the Skin risque bien de faire date, car le défi est pleinement réussi. Sous couvert de science-fiction, le film donne lieu à une déambulation existentielle pour laquelle, après le récent Her, Scarlett Johansson incarne une nouvelle fois une entité non humaine qui se découvre des émotions. Quant à Glazer, il revisite un thème – la discordance entre le psychique et l’apparence – qu’il avait déjà travaillé dans Birth, l’histoire d’un adulte dont l’enveloppe corporelle était celle d’un enfant. Ce qu’il y a « sous la peau », passionnante question de cinéma aux multiples atours, qui prend sa forme la plus fascinante, dans Under the Skin, lors d’une rencontre entre un homme défiguré et une extra-terrestre sans sentiments ni préjugés – dans les deux cas, le rapport à un monde dont on ne fait pas partie.

Comment avez-vous découvert Sous la peau, le livre de Michel Faber dont le film est inspiré ?
C’est mon producteur qui me l’a donné, il y a longtemps, douze ans pour être précis. Le livre m’a tout de suite fortement interpellé, mais j’ai mis du temps avant de trouver l’histoire que je voulais inventer à partir de ce matériau. Il fallait soustraire beaucoup d’éléments, s’en tenir au cœur des choses et trouver le langage visuel qui irait avec mon histoire. J’adopte un point de vue très différent de celui du livre, la dramatisation n’est pas du tout la même.

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Vous avez donc travaillé douze ans à ce projet ?
Oui. J’ai d’abord travaillé à partir du livre pendant un an. Ensuite je l’ai abandonné et n’y suis jamais revenu, je ne l’ai lu qu’une seule fois. J’ai rencontré l’auteur il y a très peu de temps. C’était étrange, je ne lui avais jamais parlé auparavant, j’avais l’impression d’avoir entamé une longue relation avec un inconnu. À un moment donné, nous avions écrit un projet dont le tournage coûtait beaucoup plus cher. Brad Pitt devait jouer dedans, il devait tenir le rôle du faux mari de Laura. C’était très différent, j’avais peur de ce projet, il me semblait étranger, même s’il était bon. De toute façon, nous n’avons pas eu les financements pour le réaliser et, à partir de là, j’ai soustrait au scénario tout ce qui ne concernait pas Laura. Et j’ai tout réécrit en me concentrant sur elle, elle est le cœur d’Under the Skin, ce qui donne son unité au film.

Vous souvenez-vous de la première image qui vous a donné envie de faire le film ?
Je me souviens du sentiment que j’avais et qui m’a conduit à imaginer des images. Le sentiment est resté le même et les images ont beaucoup évolué au fil des années. Il m’est arrivé de me sentir dans le film avant même que celui-ci soit tourné, ce qui est extraordinaire. Dans ces moments-là, on ne doute plus de ce que sera le film.

Il y a beaucoup d’improvisation dans Under the Skin. Le scénario était-il très détaillé ?
Oui, mais à la façon d’un livre. Il y avait des longues descriptions, parfois vingt pages sans dialogue. Le mouvement du film était très précisément travaillé. Nous avons beaucoup filmé, avec des caméras cachées, des gens qui ne savaient pas que Scarlett leur parlait dans le cadre d’un tournage, donc nous savions que les dialogues allaient germer à ce moment-là.

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Pourquoi avez-vous plongé Scarlett Johansson dans un bain presque documentaire, au contact des hommes de Glasgow ?
Pour moi, Scarlett, en temps que star hollywoodienne, avec son camion et son faux accent anglais, est un alien déguisé parmi les routiers de Glasgow. Je voulais jouer avec ce double niveau de lecture de la notion d’alien. J’étais très excité à l’idée de la plonger dans le monde réel et non de la filmer sur un plateau de tournage traditionnel. Je trouve également intéressant qu’elle soit le seul mensonge dans un monde que, par ailleurs, je filme comme un documentariste. Pour la séquence dans la boîte de nuit, par exemple, nous étions dans un club de Glasgow, un vendredi soir comme un autre. Nous n’avons pas utilisé de figurants. Pour la séquence au cours de laquelle elle tombe dans la rue et des gens l’aident à se relever, la caméra était cachée dans une mallette et le cameraman qui la portait se servait de l’écran de son iPhone comme retour caméra.

Aviez-vous peur de ne pas arriver à tourner correctement dans de telles conditions ?
J’avais peur que les hommes filmés ne nous donnent pas la permission d’utiliser leur image. D’ailleurs certains ont dit non, alors que les scènes étaient très bonnes. Techniquement, nous avons construit un appareillage filmique spécialement pour le film. J’étais caché à l’arrière du van, je pouvais tout voir et je pouvais lui parler, car elle avait une oreillette. Une fois les choses en place, c’était simple : elle conduisait, elle rencontrait des gens, je savais que c’était la bonne façon de faire. Nous avons quand même beaucoup tourné, deux cent cinquante heures je crois.

Comment Scarlett Johansson a-t-elle réagi à la proposition de tourner en caméra cachée ?
Elle a été super, elle n’a jamais flanché. J’avais été clair depuis le départ sur ce que ça impliquerait pour elle. Elle a utilisé son sens commun, beaucoup plus que moi d’ailleurs. Parfois je lui disais d’aller aborder tel homme et elle refusait, parce qu’elle sentait un danger potentiel. Je crois qu’elle avait autant envie que moi de faire le film, ce qui est précieux.

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Longtemps, dans le film, on ne sait pas qui est Laura, le mystère est préservé…
Je ne voulais pas d’un rebondissement final. Mais lorsque, à la fin du film, on découvre ce qui lui arrive, il fallait que ça paraisse inévitable, que le spectateur puisse le comprendre de façon rétrospective, en rejouant tout le film dans sa tête. La fin devait être logique. Bien sûr, moi je sais dés le départ en faisant le film que c’est une extra-terrestre. Mais je voulais préserver le doute, cela me semblait plus intéressant, pour le spectateur, de côtoyer Laura sans savoir qui elle est réellement. C’était crucial pour moi de toujours voir le monde et les gens à travers son regard, qui d’ailleurs n’en est peut-être pas un. C’est là que ça devient vertigineux, infini. La vérité de ce qu’est Laura est toujours repoussée, jusqu’à arriver à l’écran noir qui est pour moi la chose la plus terrifiante du film.

Laura est l’archétype de la femme fatale. Avez-vous pensé à des films noirs classiques, dont Vertigo serait le parangon ?
Oui, pour moi Laura est un prototype, une couleur primaire. Elle a seulement quelques attributs, les plus évidents de la femme fatale. C’est un appât. Il me semble que le film a à voir avec la série B, d’où la place du sexe comme force d’attraction. Je voulais que le spectateur ait l’impression d’être en terrain familier, avant que tout vacille. En y repensant, il y a une très belle séquence dans Vertigo, lorsque James Stewart suit Kim Novak pendant de longues minutes. Rien qu’eux deux et le silence. Je suis sûr que cette scène m’a influencé.

Il y a un basculement au milieu du film : Laura tente d’appartenir au monde. Comment avez-vous pensé ce moment ?
Laura essaye de mimer les humains. Puis elle commence à croire que ce qu’elle voit d’elle dans le miroir constitue son identité. Elle ressemble à un enfant qui fait ses premiers pas. Et même si l’alien qu’elle est ne ressent rien, c’est la tentative pour accéder à l’émotion qui m’intéresse.

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La musique composée par Mica Levi est magnifique…
Je ne voulais pas d’une musique dirigiste, qui oriente le spectateur vers telle ou telle émotion. Je trouve que la musique de Mica Levi est parfaite pour ça, on ne sait jamais quel instrument joue, on est libres dans l’écoute. On sent aussi dans sa musique à la fois le côté organique du monde et quelque chose de beaucoup plus artificiel.

Comment avez-vous pensé le style visuel d’Under the Skin ?
Under the Skin ne me semble pas avoir beaucoup à faire avec des technologies compliquées comme beaucoup d’autres films de science-fiction. En nous débarrassant de toute l’artillerie propre au genre, il ne nous restait que l’écran noir qui est pour moi l’extra-terrestre parfait.

PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN GROSSET ET LAURA TUILLIER
Under the Skin
de Jonathan Glazer (1h47)
avec Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams…
sortie le 25 juin

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