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James Gray, épris d’aventure

  • Renan Cros
  • 2017-03-14

Comme Fawcett, vos personnages sont tous des explorateurs qui osent aller au-delà de la morale, des limites, voire des frontières.
Absolument. Je fais des films sur la société, à travers le parcours d’un personnage qui l’explore, la questionne, et souvent la remet en cause. J’aime l’idée que mes personnages se détachent du poids de la famille, de la société, et finissent par comprendre quelque chose d’eux-mêmes, par eux-mêmes ; même si savoir les choses ne rend pas plus heureux. La trajectoire de Percy Fawcett m’intéresse pour ce qu’elle a à dire d’une époque. C’est plus un film d’aventurier que d’aventure, au sens où c’est la trajectoire intime du personnage qui m’intéresse, son rapport au monde. L’histoire de Fawcett me touche parce que c’est avant tout celle d’un conflit de classe. S’il veut à tout prix trouver cette cité perdue, c’est pour revenir triomphant dans cette société anglaise qui le méprise. Au fil du temps, cette revanche sociale prend aussi la forme d’une révolution idéologique. En supposant l’existence de cette civilisation perdue au milieu de la jungle, Fawcett remet en cause la supériorité de l’homme blanc occidental. Je m’attaque à l’arrogance occidentale, à cette fausse supériorité que des aventuriers comme Fawcett ont à la fois incarnée et remise en cause.

C’est donc un film politique ?
Mais tous les films sont politiques! Peut-être que celui-ci l’est plus clairement que mes autres films, du fait notamment de sa dimension historique et authentique, mais il est impensable et impossible de faire du cinéma sans être politique. Même si je ne fais pas des films tracts, en racontant le destin d’une jeune immigrée polonaise qui arrive aux États-Unis dans les années 1920 (The Immigrant), ou en s’intéressant à la mafia (The Yards, La nuit nous appartient), mon cinéma est politique. Comme le cinéma d’Alfred Hitchcock ou de John Ford pouvait l’être. Sueurs froides, ça ne parle que de conflit de classe: James Stewart tombe amoureux d’une bourgeoise. Quand elle meurt et qu’il rencontre son sosie, malheureusement pour lui, c’est une prolétaire. Alors, il la rhabille, la déguise selon ses fantasmes, pour qu’elle corresponde à la classe qui l’excite. Si ça, ce n’est pas politique !

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Le personnage de The Lost City of Z, qui remet en cause le conservatisme, défie la bourgeoisie et veut démontrer l’importance des civilisations indigènes, résonne fortement avec les tensions et les dérives de la société occidentale actuelle…
Bien sûr, vous avez raison. Même si le film a été pensé et fait bien avant l’arrivée de ce gigantesque connard à la tête des États-Unis, le fait qu’il sorte dans ce contexte lui donne sûrement une dimension politique encore plus forte. C’est fou de se dire que, aujourd’hui, faire un film humaniste devient un acte de résistance. Ça montre aussi, je crois, que la société n’évolue pas. Il doit y avoir encore des tonnes de Fawcett qui se battent aujourd’hui pour essayer d’amener un peu de recul, une mise en perspective sur les choses. Trump, c’est une catastrophe. Mais une catastrophe qu’on aurait pu éviter si on avait écouté ces gens, comme Fawcett aurait dû être écouté en son temps.

La dimension philosophique de votre cinéma prend ici une tournure quasi métaphysique avec cette cité perdue ancestrale dont Fawcett est persuadé avoir trouvé des vestiges au cœur de la jungle bolivienne. Cette cité est-elle symbolique ou réelle ?
C’est la question du film, et je ne veux pas y répondre. Je n’ai pas de croyance, je suis quelqu’un de très terre à terre, mais j’aime l’idée qu’une histoire amène plusieurs lectures. Pour certains, peut-être que la trajectoire de Fawcett est mystique. De tous mes personnages, c’est peut-être celui qui questionne le plus le rapport au mystère du monde, parce que son récit est sans réponse. Fawcett a atteint une forme d’immortalité. Mais que reste-il de nous quand on disparaît? C’était important d’avoir aussi le point de vue de Nina, sa femme, qui l’a attendu pendant des années. Un peu comme Pénélope avec Ulysse dans L’Odyssée. Ça donne une autre facette à cette histoire, plus concrète, et presque plus tragique. Après, concernant la dimension philosophique, c’est aussi parce que je ne m’intéresse pas aux héros. L’échec m’intéresse plus que le succès. Quand on rate, on a deux possibilités: s’arrêter, ou continuer. Et c’est à ce moment-là que l’être humain se retrouve à nu et que quelque chose de décisif et mystérieux se joue. Fawcett sacrifie sa vie, sa famille, pour prouver au monde qu’il a raison. Je ne sais pas s’il faut le blâmer ou en faire un héros. C’est ce qui en fait un personnage de cinéma.

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Que ce soit Little Odessa ou The Yard avec le film de gangster, The Immigrant et Two Lovers avec le mélodrame, ou The Lost City of Z avec le film d’aventure, vos films réinventent avec déférence les grands genres du cinéma américain. Vous considérez-vous comme un cinéaste classique ?
Si, parce que je crois que le cinéma est encore le meilleur moyen de prendre la parole, mon style est classique, alors oui je suis un réalisateur classique. Je crois au pouvoir des histoires et de la mise en scène. Après, j’ai l’impression d’être très moderne dans mon rapport au genre. The Lost City of Z a l’apparence d’un film d’aventure, mais c’est un leurre. Ce qui m’intéresse, c’est de creuser. Aujourd’hui, le cinéma n’intéresse plus personne, parce que les films manquent de mystère, de profondeur. La plupart des films contemporains que je vois s’oublient tout de suite. Cherchez dans le cinéma récent un film inoubliable, un film que tout le monde reconnaît grâce à une seule réplique. C’est rare. Les films manquent de sous-texte. On n’a pas envie de les revoir, de se replonger dedans pour y découvrir d’autres choses. Moi, j’essaie de faire des films très denses, trop denses sûrement, mais, à la fin du film, je veux que le public se pose encore plein de questions. Que l’expérience d’être allé au cinéma retrouve du sens et de l’intérêt.

«The Lost City of Z»
de James Gray
StudioCanal (2 h 20)
Sortie le 15 mars

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