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CANNES 2024 · Tyler Taormina : « Je voulais que le film ressemble à une étreinte chaleureuse dans une nuit froide »

  • Joséphine Leroy
  • 2024-05-19

Avec « Christmas Eve in Miller’s Point » (Quinzaine des cinéastes), le réalisateur du déjà génial « Ham on Rye » (2021) nous invite à un cérémonial kitsch jouissif, qui se laisse doucement gagner par une mélancolie bleutée. Dans le cadre serré de la photo, une grande famille de Long Island qui fête le réveillon de Noël. Taormina explore avec une créativité formelle frappante les fossés intergénérationnels – et prouve que le cinéma indépendant américain en a encore dans le ventre. Rencontre.

Banquets pleins de roulés de salamis et autres mets gras, enfants excités, ados blasés, parents dépassés, et grands-parents fatigués… Vous réveillez ici l’esprit chaotique de Noël. Qu’est-ce que cette fête symbolise pour vous ?

J’ai réalisé que j’avais un intérêt très prononcé pour les vacances, les fêtes, les cérémonies, dans mes films. Et je ne fais que spéculer, mais je pense que c’est parce que ce sont vraiment des moments où on peut se confronter à notre expérience de la vie, se rappeler qu’on est encore vivants. Dans ce film, je m’intéresse à la veille de Noël, ce qui n’est pas exactement la même chose que le jour même de Noël. C’est un jour qui renvoie au lendemain. Il y a une énergie romantique très spéciale. Ce qui m’intéresse ici, c’est jusqu’à quel point nous nous donnons, et nous cédons aux codes, aux traditions. Aux Etats-Unis, tout le monde vous dit de profiter des vacances, d’acheter ceci, de faire cela… C’est aussi le symptôme de la société de consommation. Mais ce qui me parle, c’est de voir ce qui, au fond de nous, nous empêche de totalement apprécier tout ça.

Dans certaines scènes, vous filmez ce réveillon comme un trip hallucinogène. Puis, au fil du récit, c’est le calme, la fixité et la mélancolie qui l’emportent. Comment avez-vous dosé ces deux aspects ?

Tous mes films prennent la forme de hauts et de bas. Au début du film, il y a ce côté très hallucinogène comme vous dites, hystérique. Ça renvoie à des moments dans ma vie où j’ai tellement d’énergie, tellement de perceptions magiques sur mon environnement que ça me fait l’effet de shoots de caféine. Et à un moment donné, ça disparaît, et je ne vois plus la magie. J’ai du mal à la ressentir. Donc j’ai voulu faire monter et redescendre l’ambiance, pas de manière écrasante j’espère, plutôt de manière douce. Je voulais que le film ressemble à une étreinte chaleureuse dans une nuit froide.

Vous êtes d’accord pour dire qu’il y a presque un côté régressif dans le film, comme un retour à un état fragile, enfantin ?

Bien sûr. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais j’aspirais à faire de la télé pour enfants. Je voulais faire des émissions. Cet esprit de jeunesse est toujours vivant en moi. Même s’il peut être écrasé par le monde, le temps qui passe, il est profondément ancré.

La bande-originale, composée de titres nostalgiques et sirupeux des années 1960-70, ne s’arrête quasiment jamais dans le film. Qu’est-ce qui a guidé ce choix ?

La bande-originale est inspirée de Scorpio Rising de Kenneth Anger [film underground culte sorti en 1964, qui mêle chansons pop, bikers, érotisme gay et sadomasochisme, ndlr]. Les chansons pop des années 1960 sonnent comme des musiques de Noël, sans en être vraiment. C’était très excitant pour moi d’explorer ça, parce que mettre des chansons de Noël aurait je pense été un très mauvais choix. Les paroles de ces chansons sont très intéressantes, ça dit souvent en gros : « Je t’aime, ne me quitte jamais. » Pour raconter la distance qui se créé entre une mère et sa fille de 16 ans, c’est très fort. Et puis j’ai été musicien avant d’être cinéaste [avec son groupe indie-rock Cloud, il a sorti cinq albums, ndlr]. Il y a eu un moment décisif dans ma vie où j’ai décidé d’arrêter la musique pour faire du cinéma, et j’ai vécu ça comme la mort de quelque chose. Dans Christmas Eve in Miller’s Point, il y a de la musique jusqu’à ce qu’elle s’arrête, et ce moment, c’est comme une réminiscence de cette expérience. Y a-t-il vraiment un moment dans la vie, un âge précis où la musique nous quitte ?

Vous venez de Long Island et en faites le décor principal de tous vos films. Qu’est-ce qui fait la spécificité de ce territoire que vous connaissez bien ? Et pourquoi ce besoin d’y retourner sans cesse ?

J’ai quitté ma ville natale à l’âge de 18 ans, ce qui était incroyablement rare dans une famille comme la mienne, très élargie. Personne ne part d’habitude. Et j’ai une famille très aimante, pourtant je l’ai quittée. Ça a été comme une coupure du cordon ombilical, ça me hante depuis. Dans tous mes films, j’explore cette éducation que j’ai reçue, ce que les territoires périurbains signifient dans ce pays. Je crois que la banlieue est un concept très américain. Quand elle est apparue, cette planification urbaine a été un tournant très sombre pour le pays. C’est un pays que j’aime de tout mon cœur, donc ça m’attriste. J’ai l’impression que Long Island est l’endroit idéal pour interroger cette partie brisée du pays.

Par petites touches, vous rappelez aussi l’origine de votre famille, en partie italo-américaine. Quel est votre rapport à cette culture ?

Mes arrières-grands parents sont venus s’installer aux Etats-Unis, ce qui fait de moi la troisième ou quatrième – je ne sais même pas – génération issue de l’immigration. Je trouve que la façon dont les Américains – et surtout les Américains blancs – célèbrent leur héritage est très intéressante. Beaucoup de choses se transmettent. Mais ce qui me frappe, c’est de voir comment les familles italiennes se sont fortement américanisées. Dans le film, la mécompréhension de la langue italienne fait l’objet d’une blague là-dessus. Et puis le fait que les Italiens de Long Island se reconnaissent dans les films de Martin Scorsese, comme si c’était leur seule référence culturelle, je trouve ça hilarant.

Vous mentionnez Scorsese. Francesca Scorsese, sa fille, occupe un petit rôle très drôle et joli dans le film. Il y a aussi le fils de Steven Spielberg, Sawyer Spielberg. Comment les avez-vous castés ?

De la même manière que j’ai choisi le reste du casting, en demandant à des membres de l’équipe qui serait intéressant pour le rôle. Même si je les avais rencontrés sans savoir qui ils étaient, je les aurais choisis, je les trouve extraordinaires. Mais au fond, je trouve que c’est plutôt intéressant, parce que ça éclaire d’une façon particulière le dialogue intergénérationnel, l’incommunicabilité.

Avec quels films avez-vous grandi ?

Je dois dire que j’ai découvert le cinéma en tant qu’art assez tard dans ma vie. Mon film préféré quand j’étais jeune, c’était probablement Le Gang des champions [teenmovie de David Mickey Evans sorti en 1993, mais qui se déroule dans les années 1960 et raconte l’histoire d’un garçon timide débarquant dans un nouveau quartier, ndlr]. Puis j’ai aussi beaucoup aimé Walking Life de Richard Linklater [sorti en 2001, ce film d’animation raconte l’histoire d’un homme projeté dans un monde imaginaire, où il fait d’étranges découvertes, ndlr]. Ce film est incroyable. Ce sont des films qui m’ont changé parce qu’avant, je regardais de grosses comédies de studio hollywoodien des années 2000 qui étaient vraiment, vraiment déprimantes.

Vous appartenez au collectif de cinéastes indépendants Omnes, avec notamment Carson Lund, qui présente lui aussi cette année un film, Eephus, à la Quinzaine des cinéastes. Vous pouvez nous en parler ?

Quand j’ai voulu faire mon premier long métrage, Ham on Rye, j’ai fait appel à des amis d’enfance et d’université pour m’aider. On rêvait tous de faire des films, on avait environ 25 ans [le cinéaste en a 33 aujourd’hui, ndlr]. Ça a été un grand moment pour nous, comme une entrée dans notre vie d’adulte. On a franchi cette étape ensemble avec mon film [le collectif a ensuite produit Topology of Sirens de Jonathan Davies ; Raccoon de Michael Basta, Los Capítulos Perdidos de Lorena Alvarado, No Sleep Till de Alexandra Simpson. Ces films ne sont pas sortis en France, ndlr].  Pour les films que nous faisons, qui sont très difficiles à expliquer, on a besoin du soutien d’une communauté pour s’imposer. Ça nous permet de croire les uns aux autres. Et nos films commencent à avoir de plus en plus de budget, ce qui est formidable.

Photographie : Julien Lienard pour TROISCOULEURS

Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 14 au 25 mai 2024. Tous nos articles sur l’événement sont à suivre ici.

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