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Mahsa Rostami : « Le point de bascule, c’est le moment où les femmes se rassemblent. »
- Margaux Baralon
- 2024-09-06
[INTERVIEW] « Les Graines du figuier sauvage » n’est pas seulement le premier long métrage dans lequel apparaît l’actrice iranienne, impressionnante en fille traquée par son père. Il est aussi celui qui raconte sa propre histoire, celle d’une trentenaire violentée par le régime pour avoir manifesté contre l’obligation du port du voile. Celui, enfin, qui a précipité son départ d’Iran. Depuis l’Allemagne, elle nous a raconté cette expérience et son exil.
C’est votre premier long métrage. Comment êtes-vous arrivée sur ce projet ?
Au dernier moment ! Pour incarner le personnage de Rezvan, la sœur aînée, l’équipe ne trouvait pas. Deux actrices avaient été choisies, mais une fois qu’elles ont lu le scénario et les conditions [le fait de jouer sans voile, ce qui est interdit en Iran, ndlr], elles ont pris peur. J’ai fait des études de mise en scène de théâtre et j’étais active en Iran dans le théâtre clandestin. Je travaillais sur pas mal de pièces, et c’est comme cela que la scripte et l’assistant-réalisateur de Mohammad Rasoulof sont tombés sur mes photos. Je crois que la première raison pour laquelle je les ai intéressés, c’est ma ressemblance avec Soheila Golestani, l’actrice qui joue ma mère dans le film. Entre la prise de contact, mon accord pour tourner sans voile et les premiers tests maquillage, il s’est écoulé vingt-quatre heures.
Vous connaissiez le travail de Mohammad Rasoulof ?
J’avais vu ses films, mais, plus encore que moi, c’est mon père qui connaissait très bien son travail. Le moment fondamental pour moi a été la lecture du scénario. Ce qui était incroyable, c’était de participer à un film qui raconte la vérité. Nous n’avions pas à jouer une histoire, mais à représenter ce que nous vivions tous les jours. Et puis l’essence du film, c’est la sororité. C’est une histoire de solidarité entre femmes. Le point de bascule, c’est le moment où les femmes se rassemblent et s’unissent. Leur monde entier change lorsque la mère ouvre les yeux sur son mari tyrannique et s’associe à ses filles.
« Les Graines du figuier sauvage » de Mohammad Rasoulof : Les raisins de la colère
Lire l'articleQu’est-ce que ce personnage de Rezvan a fait résonner en vous ?
J’en suis tombée amoureuse. La raison pour laquelle je me suis sentie proche de lui et des enjeux qui se jouent entre Rezvan, sa mère, sa petite sœur ou son amie Sadaf, c’est que cela correspondait à ce dont j’étais témoin quotidiennement. Sadaf, c’était moi. Il m’est arrivé la même chose : j’ai participé aux manifestations [du mouvement Femme, vie, liberté, lancé en 2022 après la mort de Mahsa Amini, ndlr] et j’ai subi une attaque [des milices des gardiens de la révolution, ndlr]. Contrairement à elle, j’ai eu la chance d’être sauvée par mes amies, qui m’ont accueillie. J’ai été alitée, incapable de me lever, pendant quinze jours. Je connais un nombre infini de Rezvan ou de Sadaf, et c’était très important de pouvoir témoigner de façon aussi immédiate et honnête de notre réalité.
Avez-vous craint pendant le tournage des représailles de la part du régime iranien ?
J’étais très angoissée, surtout à cause du contexte qui a précédé le film. Comme le personnage de Sadaf, je suis moi aussi exilée à Téhéran puisque ma famille vient d’Ispahan. Après ma blessure, je suis allée les voir pour les avertir. Mon père a été bouleversé. La nuit, il faisait des cauchemars et pleurait. Il ne supportait pas que je me mette en danger. C’était très dur de le voir affecté à ce point. Le jour où je suis repartie, il m’a fait promettre de ne pas recommencer. En plus, il était dans une phase où il voulait que j’arrête le théâtre pour trouver un vrai travail. Je suis donc rentrée à Téhéran dans cet état d’esprit là. Mais ma personnalité fait que j’ai toujours tendance, lorsque je suis face à un désir, à ne pas en parler et à le suivre. Je ne veux surtout pas qu’on interfère dans ma décision. Pour ce film, comme d’habitude, j’ai fait ce que je voulais faire sans demander l’avis de personne.
« Nous avions l’impression d’être des délinquants ou des gangsters.»
Comment s’est passé ce tournage semi-clandestin, Mohammad Rasoulof n’ayant en théorie pas le droit de tourner ?
C’était très stressant. Nous avions l’impression d’être des délinquants ou des gangsters. La plupart du temps, Mohammad Rasoulof était à distance. Lorsqu’il était là, on ne disait jamais son nom, on l’appelait « maître », comme cela se dit en persan. Le plus drôle, c’est que les seuls moments où nous n’étions pas clandestins, c’est lorsque nous tournions les séquences extérieures et que nous, les actrices, étions complètement voilées. Nous faisions alors comme si nous tournions un film d’État. Les rues étant maintenant remplies de gens contre les traditionalistes voilées, on s’est fait plusieurs fois alpaguer par des passants qui nous reprochaient de travailler pour la télévision nationale.
Une autre fois, quand nous tournions dans la rue, un monsieur a failli rentrer dans le champ. L’assistant lui a dit qu’on tournait, il s’est moqué de nous : « Qu’est-ce que vous croyez, que vous faites un film pour Cannes ? » Et finalement… oui. Cela a été une expérience exaltante, même si jusqu’au bout nous n’étions pas sûrs de pouvoir terminer ce tournage. C’est un miracle que nous y soyons parvenus.
« Ma génération a l’impression d’être sacrifiée. »
Dans quelles circonstances avez-vous dû quitter l’Iran ?
Pour être honnête, c’est un projet que j’avais avant le tournage. J’avais atteint un tel niveau de désespoir que je ne voyais plus de solution. Le théâtre était ma lumière, j’avais quitté Ispahan pour Téhéran dans l’espoir de devenir actrice. Mais, à partir du début du mouvement Femme, vie, liberté, je n’acceptais plus les pièces qu’on me proposait parce que je ne voulais plus monter sur scène avec un voile. Cela n’avait aucun sens pour moi de me battre pour pouvoir le retirer dans la rue, mais d’être obligée de le mettre pour travailler. Le milieu du théâtre officiel m’avait donc fermé ses portes. Pour gagner ma vie, je travaillais dans une agence publicitaire et j’allais tous les jours au travail en gardant mon foulard dans mon sac. Je ne voulais pas le porter, mais j’avais tout le temps peur.
Ma génération a l’impression d’être sacrifiée. C’est ce que j’ai dit à Mohammad Rasoulof lorsque j’ai eu sa proposition : grâce à son film, j’allais enfin pouvoir exprimer cette colère avant de partir. Il m’a permis de pousser ce dernier cri. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est que, dès que le film a été terminé, il a été présenté à Cannes, donc la nouvelle du tournage a été ébruitée. J’étais dans la peau d’une criminelle découverte, qui devait s’échapper ou aller en prison. J’aurais pu rester, comme l’ont fait Misagh [Zare, ndlr] et Soheila, les acteurs qui jouent les parents, et me coltiner les pressions du pouvoir. Eux ont été inquiétés et interrogés par les autorités iraniennes en raison du film. Mais mon souhait était de partir, et j’ai dû le faire sans vraiment dire au revoir à ma famille et mes amis.
Avez-vous retrouvé depuis l’espoir que les choses changent dans votre pays natal ?
Énormément. Ce qui me conforte, c’est la rapidité de la contagion du courage. Je vais vous raconter une scène très simple, qui m’est arrivée plusieurs fois et qui peut paraître anodine. Je m’étais assise dans un restaurant de Téhéran sans voile. En face de moi, il y avait une fille qui me regardait et qui a commencé, peu à peu, à faire tomber son châle. Puis une autre, puis une autre. Ces filles nées dans les années 2000 se tiennent debout et résistent. Ce sont elles qui vont gagner. Parfois, j’ai même la nostalgie de cette effervescence-là. Quand je suis dans la rue [à Berlin, ndlr] et que je marche sans voile, je n’emmerde personne. Le tremblement de cette victoire que l’on sent venir me manque.