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Jérémie Périn : « Les robots deviendront les enfants de l’humanité. »

  • Julien Dupuy
  • 2023-11-21

[INTERVIEW] Sept ans après avoir été révélé par la série « Lastman », Jérémie Périn déboule enfin au cinéma avec « Mars express ». Ce film de SF structuré comme un polar suit l’enquête de la détective privée Aline Ruby (doublée par Léa Drucker) dans une cité martienne dont les bas-fonds cachent de sombres secrets. Jérémie Périn nous raconte les principes esthétiques, narratifs et politiques de ce projet qui fait décoller l’animation française vers
de nouveaux sommets.

Comment se fait-il que vous n’ayez pas continué à travailler sur Lastman après le triomphe de la première saison ?

J’ai travaillé trois ans sur cette première saison, et c’était très dur. Je ne voulais plus m’épuiser sur une seconde saison ni une adaptation en long métrage. À l’inverse, Laurent Sarfati, qui écrit à mes côtés, et moi avions très envie de nous lancer dans un film de science-­fiction. On peut avoir la sensation que ce genre est très représenté dans le cinéma actuel, mais les films qui se revendiquent de la science-fiction aujourd’hui tiennent plus du merveilleux. Or, nous avions envie de « hard SF » : une anticipation vraisemblable, plus de l’ordre de la prospection.

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Pourquoi avoir fait le choix, audacieux, de ne jamais expliciter clairement les règles de votre monde futuriste ?

Je ne supporte pas les scènes d’exposition, a fortiori quand elles sont animées par des personnages qui sont censés connaître les règles du monde dans lequel ils habitent. Pour moi, ça n’a pas de sens. Un des gros défis de l’écriture a donc été d’essaimer au fil du métrage des indices qui permettent de comprendre comment fonctionne le monde de Mars express. De la même façon, on a fait attention à ne pas nous attarder sur les lieux emblématiques de cette cité martienne : je devais me positionner comme un réalisateur qui habite là-bas et qui filme une histoire certes exceptionnelle, mais dans un environnement que j’appréhende comme normal.

Ce choix reflète aussi le mode opératoire de l’intrigue. Mars express est également un film noir, dans lequel les personnages doivent réunir des indices et les analyser pour reconstituer l’affaire sur laquelle ils enquêtent. Le spectateur est invité à suivre leur exemple. D’ailleurs, le film noir nous a fourni une structure narrative forte, mais aussi une caractérisation des personnages. L’alcoolisme de notre héroïne, par exemple, est un poncif du polar hard boiled [sous-genre du roman policier s’articulant autour d’enquêtes de détectives privés désabusés évoluant dans un univers urbain déserté par la justice, ndlr]. Et puis le récit policier est, aussi, une quête de la vérité. Or, nous étions dans un univers rempli de faux-semblants : des hologrammes, des humains synthétiques… Je trouvais intéressant de jouer sur cette tension.

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Quand bien même l’intrigue se situe en 2200, l’univers de Mars express semble très proche du nôtre…

Nous avons beaucoup travaillé cet aspect, en particulier dans la technologie qu’emploient les personnages. Ils manquent de mémoire pour une mise à jour, leurs outils sont obsolètes… De la même façon, j’aime l’idée d’intégrer l’actualité dans notre film de façon un peu anglée. Durant les cinq ans et demi qu’a demandés la conception du film, j’ai été profondément marqué par le mouvement des « gilets jaunes », par exemple. Par conséquent, ils sont, en quelque sorte, dans Mars express : j’ai repris littéralement une image d’un manifestant frappé dans le dos par les forces de l’ordre.

« Nous avons décidé de travailler autour de l’atroce utopie des GAFA »

Que représentent les robots de Mars express, selon vous ?

Ils sont, entre autres choses, une métaphore de toutes les personnes mises à la marge : les LGBTQ, les racisés, les prolétaires… Quand Laurent et moi nous sommes lancés dans l’écriture, nous entendions régulièrement parler des projets de Jeff Bezos ou d’Elon Musk, obsédés à l’idée d’aller sur Mars. Nous avons donc décidé de travailler autour de cette atroce utopie des GAFA. C’est aussi pour cette raison que l’extérieur de notre cité martienne est clinquant, mais que ses sous-sols sont sordides. Et puis, cette approche nous permettait de donner une vision décalée du film noir : il est de tradition que ce genre se situe dans des zones urbaines décrépies avec des ombres portées fortes. À l’inverse, la majeure partie de Mars express se déroule dans des décors neufs et très éclairés. J’aime bien l’idée de travailler sur les codes, mais en les inversant. Quand ça fonctionne, c’est très payant.

C’est pour cette raison que votre personnage principal, Aline, est une héroïne, là où ce personnage est traditionnellement masculin dans le film noir ?

Oui, mais dans les premières versions du scénario, notre héros était un homme solitaire. Au fil des réécritures, nous avons décidé d’opter pour un couple de héros : une femme, Aline, et le robot Carlos, qui continue à se considérer comme un humain. Carlos est un vieil ami d’Aline, mort au combat et dont l’esprit a été sauvegardé puis intégré dans un corps synthétique. Je pense d’ailleurs qu’Aline est devenue alcoolique parce qu’elle n’arrive pas à faire le deuil de Carlos et que cette sorte d’émulateur de son ami la trouble.

Carlos est un pont entre nous, spectateurs humains, et les robots…

Ça se ressent aussi dans la technique adoptée pour le film : tous les humains de Mars express sont en animation 2D traditionnelle. À l’inverse, tous les robots sont en image de synthèse 3D. Mais Carlos, lui, est hybride : son corps, quand il est nu, est en images de synthèse. Sa tête reste en animation 2D. Notre idée, pour le couple Aline-Carlos, était d’inverser progressivement les points de vue : à mesure que le film se déroule, les spectateurs s’éloignent d’Aline pour s’identifier de plus en plus à Carlos. Cette empathie progressive nous permettait, aussi, d’assumer Carlos, ainsi que tous les autres robots du film, comme des êtres à part entière.

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Et qu’en est-il du caractère prospectif de votre film ?

Nous sommes allés voir Sylvain Bouley, un planétologue internationalement reconnu et spécialiste de Mars. Il a rechigné à participer, au tout début. Il redoutait que l’on soit des technophiles un peu aveugles. Mais il s’est montré très enthousiaste quand il a découvert que nous adoptions une vision désabusée, voire critique, de l’installation des Terriens sur Mars. Il nous a aidés à, par exemple, trouver l’endroit idéal pour installer une colonie terrienne sur Mars : nous avons choisi sur ses conseils Noctis Labyrinthus, un réseau de lave effondré. C’est une cuvette qui protégerait ces premiers Terriens des radiations. Nous avons aussi fait appel à un designer automobile, Felix Godard, pour concevoir l’un des principaux véhicules du film. Et des programmateurs nous ont aidés pour toutes les séquences de piratage.

Pourquoi avoir choisi Marthe Keller pour jouer le personnage de Beryl ?

Ce fut un casting compliqué. Nous devions cacher durant une partie du film la véritable nature de Beryl. Je me suis alors dit qu’une personne qui a un accent ne serait jamais rattachée à ce qu’elle est : un accent subodore un vécu, une histoire, un déplacement peut-être. Quant au choix de Léa Drucker pour interpréter Aline, j’aime sa froideur, mais aussi le fait que cette voix est inattendue dans un film de science-fiction. Léa sonne très cinéma d’auteur français. Or, au début du film, Aline est un paria dans cet univers, elle détonne. Et, petit à petit, le film la déconstruit, la rend plus naturelle, plus en phase avec les événements qui bouleversent Noctis.

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 Et sa lutte contre l’alcoolisme semble appuyer ce mécanisme de déconstruction, n’est-ce pas ?

Comme nous évoquons le principe du libre arbitre, qui me semble être le thème fondamental quand on parle d’intelligences artificielles, il était intéressant que chaque humain ait des directives ou des addictions, autrement dit des éléments qu’ils ne contrôlent pas non plus.

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Pourquoi avoir injecté autant d’humour dans Mars express ?

C’est une chose importante, pour moi. Évidemment, je ne voulais pas faire de blagues métatextuelles qui auraient pu, par exemple, désamorcer la tension de certaines séquences. Par contre, à partir du moment où l’on ambitionne de saisir une certaine réalité, l’humour me semble impératif. La vie est aussi faite comme ça : il y a des gens étranges, des quiproquos étonnants, des gaffes… Le rire fait partie intégrante de l’existence, et ça n’enlève rien, je crois, à la profondeur de ce que l’on raconte.

Pourquoi n’y a-t-il aucun homme politique dans votre futur alors que les médias sont omniprésents ?

Je dois bien admettre ici l’influence des films américains de Paul Verhoeven, et en particulier de Robocop. Mais ces choix émanent aussi de la littérature cyberpunk qui présente des sociétés dystopiques assujetties à des mégacorporations. De la même façon, il n’y a quasiment aucun enfant dans Mars express. C’est une façon de montrer que ce monde est stérile. Mais c’est aussi une façon d’expliquer que, selon moi, les robots deviendront les enfants de l’humanité.

Votre style d’animation est atypique dans l’industrie du dessin animé français…

C’est un style que j’ai forgé lorsque je devais boucler Lastman pour très peu d’argent et qui est directement emprunté aux anime japonais. L’animation est très peu développée, en revanche les personnages adoptent des positions fortes, très éloquentes. J’aime l’idée de travailler autour de cette épure. Personnellement, je déteste que les personnages bougent gratuitement, comme je n’aime pas que les dessins soient trop détaillés. Je me suis aussi attaché à créer des émotions très spécifiques pour chaque personnage, avec des mimiques qui, par exemple, font apparaître des rides que l’on ne montre pas habituellement. Il faut se permettre de dessiner des têtes ingrates qui ne sont pas forcément photogéniques. C’est très peu courant dans l’animation, et je pense que ça ajoute un surplus d’humanité aux personnages.

Comment expliquez-vous la vitalité du cinéma d’animation français ?

J’ai l’impression que nous vivons une sorte d’âge d’or. Quand je suis sorti de l’école des Gobelins, à la fin des années 1990, l’animation française était déjà florissante, mais se cantonnait aux séries télé pour enfants. Mais, depuis une vingtaine d’années, l’animation s’est émancipée. Il y a un renouvellement de génération chez les gens qui créent l’animation, mais aussi chez ceux qui la financent. Tous ont grandi à une époque où l’animation japonaise, qui a toujours été bien plus variée thématiquement que l’animation occidentale, était très bien représentée en France.

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Mine de rien, cette culture a contribué à ouvrir les esprits, à montrer que l’animation n’était pas cantonnée à un genre. Les écoles ont aussi fait beaucoup pour l’animation française. J’avais pu travailler, le temps d’un atelier, sous les ordres de Yasuo Ōtsuka, qui avait notamment collaboré au Château de Cagliostro de Hayao Miyazaki. Et il avait été très étonné de voir à quel point le travail des étudiants français était disparate, là où les élèves japonais sont plus formatés dans leur style de dessin. Enfin, le public nous a ouvert de plus en plus de portes. Le triomphe de Kirikou et la sorcière [de Michel Ocelot, ndlr] a prouvé que le cinéma d’animation français pouvait fonctionner en salles. Ensuite, Persepolis a ouvert la voie aux films pour adultes. À mon petit niveau, j’aime à croire que le succès inattendu de Lastman a contribué à ouvrir notre champ des possibles. Et j’espère que ce sera le cas aussi de Mars express.

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