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Danielle Arbid : « En général, c’est la France qui regarde les étrangers. Je voulais retourner la caméra et regarder la France »

  • Quentin Grosset
  • 2021-01-07

La réalisatrice franco-libanaise Danielle Arbid (Dans les champs de bataille, Un homme perdu) s’inspire de son arrivée en France à 17 ans pour Peur de rien, son quatrième long métrage, portrait turbulent d’une adolescente expatriée qui se bat pour rester dans l’Hexagone et s’initie à l’amour. La cinéaste poursuit ici ses interrogations sur son pays d’origine, tout en posant un regard sur la France des années 1990, celle de la deuxième loi Pasqua, qui durcit les conditions d’entrée et de séjour des étrangers, mais aussi celle, plus engageante, de la musique de Noir Désir ou de Niagara.

En 2014, la réalisatrice franco-libanaise Danielle Arbid (Dans les champs de bataille, Un homme perdu) s’inspirait de son arrivée en France à 17 ans pour Peur de rien, son quatrième long métrage, portrait turbulent d’une adolescente expatriée qui se bat pour rester dans l’Hexagone et s’initie à l’amour. La cinéaste y poursuivait ses interrogations sur son pays d’origine, tout en posant un regard sur la France des années 1990, celle de la deuxième loi Pasqua, qui durcissait les conditions d’entrée et de séjour des étrangers, mais aussi celle, plus engageante, de la musique de Noir Désir ou de Niagara. Le film est à revoir en ce moment sur Arte.

Dans Un homme perdu (2007), Danielle Arbid mettait en scène un photographe occidental (campé par Melvil Poupaud) qui promenait son regard avide d’exotisme sur le Moyen-Orient. La cinéaste réalise en quelque sorte le négatif de ce film avec Peur de rien qui se penche sur l’errance parisienne d’une adolescente libanaise en exil, Lina – prénom que portait déjà la jeune héroïne de Dans les champs de bataille (2004), petite fille plongée dans le Liban en guerre des années 1980. En épousant le point de vue neuf et innocent d’une étrangère, la réalisatrice, à la fois tendre et incisive, analyse les différentes couches sociales que traverse Lina au hasard des garçons qu’elle rencontre. Un portrait sociologique donc – même si Danielle Arbid n’hésite pas à grossir le trait pour tendre vers la comédie –, mais surtout un récit d’apprentissage, traversé par un souffle ultra romantique.

Peur de rien tranche avec les représentations habituelles de l’immigration au cinéma, sujet qui est souvent traité sur un mode dramatique, alors qu’ici, vous livrez de vrais instants de comédie.

Auparavant, j’ai réalisé des œuvres assez « rentrées », psychologiques, alors j’avais envie d’aller vers un cinéma plus léger, drôle et optimiste. Je voulais faire un film qui ne s’appesantisse pas sur le passé. C’est surtout l’histoire d’une jeune fille qui rêve d’avenir. Il se trouve qu’elle est étrangère et qu’elle arrive en France, qu’elle vit des choses parfois dures mais qu’elle trouve toujours la possibilité d’espérer et de se battre. Avec ce parti pris, on a eu beaucoup de mal à financer le film : les gens voulaient qu’elle corresponde au stéréotype de l’immigrée. Ils ne comprenaient pas pourquoi elle n’était pas syrienne, pourquoi elle sortait avec trois garçons…

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L’éducation sentimentale de Lina est mise sur le même plan que la bataille qu’elle mène pour avoir un visa et continuer ses études ; comme si son initiation amoureuse était tout aussi formatrice que son arrivée dans un pays qu’elle ne connaît pas. Chacun de ses amants révèle au spectateur une nouvelle facette de son personnage…

Oui, ces trois hommes sont des catalyseurs. Le premier, Jean-Marc (Paul Hamy), brise une sorte de carcan, il la décomplexe. Le deuxième, Julien (Damien Chapelle), est un poète qui se donne amoureusement. Le troisième, Rafaël (Vincent Lacoste), est plus concret, il a les pieds sur terre. Lina va vers des amours de moins en moins impossibles, c’est un cheminement vers la lumière. Mais je pense qu’ils l’aiment tous, à leur façon. Ce film est une sorte d’hommage aux gens qui tendent la main, qui donnent envie. Je suis partie du principe que la France est une idée abstraite. Ce qui existe, ce sont les Français. Ce qui te fait aimer un endroit, ce sont les gens que tu y rencontres. Ça fait vingt-cinq ans que je suis en France, et c’était important pour moi de faire ce film à ce moment-là ; c’est comme s’il marquait pourquoi je suis ici.

Cela veut dire que vous n’auriez pas pu faire ce film plus tôt ?

Oui, il fallait du temps pour digérer le fait d’être ici, pour savoir si je voulais vraiment rester. J’ai eu besoin de ce recul pour me replonger dans cette période de ma vie et essayer de me mettre dans la peau d’une jeune fille qui vient tout juste d’arriver. Et puis, Peur de rien annonce un glissement dans ma filmographie. Je me suis demandé ce que je pouvais encore raconter sur le Moyen-Orient, sur le Liban, maintenant que j’en suis loin. Je pense qu’il faut être proche de la vie là-bas pour la raconter, sinon c’est de l’ordre du fantasme.

Lina est initiée à l’art par l’une de ses profs de fac, qui l’aide aussi à s’en sortir avec une administration peu accueillante. Ce personnage, interprété par Dominique Blanc, est inspiré de Murielle Gagnebin, professeure d’esthétique à l’université Paris 3. Qu’a-t-elle représenté dans votre propre parcours ?

Elle a été importante. Inconsciemment, je pense qu’elle a joué un rôle dans mon envie de faire du cinéma. En cours, elle m’a fait découvrir des œuvres difficiles, il lui arrivait de dire le plus naturellement du monde des choses hyper sexuelles. Pour moi, elle représente une certaine liberté de penser, une figure de la connaissance sans préjugé. Et puis, elle est assez rock ’n’ roll.

En général, c’est la France qui regarde les étrangers. Je voulais retourner la caméra et regarder la France.

Quel sens cela a-t-il, aujourd’hui, de reconstituer votre adolescence dans les années 1990 ?

Cette décennie revient au cinéma, dans la mode, dans la musique… À travers ces années, il y a la nostalgie d’un temps plus innocent, une croyance en l’avenir. Je me rappelle que tout le monde pensait que le changement de millénaire allait tout bouleverser. Je souhaitais que le film ait un style propre à cette époque. Il fallait notamment que la bande originale la reflète. Adolescente, j’étais obsédée par Frank Black, le leader des Pixies, et par Noir Désir. Au départ, la liste des morceaux qu’on entend dans le film était encore plus longue. Je disais aux producteurs que je ne voulais faire aucune concession sur la musique, car je souhaitais que le film soit très entraînant. J’ai préféré limiter le budget des décors ou le nombre de jours de tournage plutôt que de sacrifier certaines chansons.

Certains films sur l’adolescence vous ont-ils inspirée pour Peur de rien ?

Au Moyen-Orient, l’adolescence est une période qui n’existe presque pas. On sort de l’enfance pour devenir assez vite mûr, pour se marier. Cette période de perdition, les parents ne voudraient pas trop qu’elle s’attarde. Moi, justement parce que l’adolescence était suspecte, je l’ai vécue à fond la caisse. J’étais assez révoltée, donc les films sur une jeunesse un peu rock, comme ceux de Larry Clark ou Gus Van Sant, m’ont toujours intéressée, sans pour autant m’inspirer. En général, c’est surtout la photo qui influence mon travail. Avec ma chef opératrice Hélène Louvart, on a pensé la lumière du film en se référant aux travaux de la photographe américaine Olivia Bee. Elle a 21 ans, et les photographies qu’elle fait des jeunes de son âge me plaisent beaucoup par leur pudeur. Avec leur lumière hyper blanche, elles communiquent une certaine joie de vivre.

J’étais assez révoltée, donc les films sur une jeunesse un peu rock, comme ceux de Larry Clark ou Gus Van Sant, m’ont toujours intéressée, sans pour autant m’inspirer.

Dans ce film, vous mettez en scène une nouvelle génération d’actrices et d’acteurs qui ont la vingtaine : Manal Issa, Vincent Lacoste, Damien Chapelle… Partagez-vous des références culturelles avec eux ?

Plus que ça ; il faut que je sois en osmose avec ces comédiens. Moi, je ne peux pas travailler dans la tension, j’ai besoin de boire des coups, de sortir avec eux pour leur voler des choses. Quand je tournais Dans les champs de bataille, je poussais cette proximité jusqu’à tenir la main de la petite fille qui jouait Lina pendant le tournage de certaines séquences. Je me nourris des autres, mais dans un état léger et festif, et je suis toujours attentive lorsqu’un acteur fait une suggestion. J’ai surtout besoin de voir comment chacun fonctionne. Damien a eu cette intelligence de s’adapter avec moi à chacun de ses partenaires.

En adoptant un point de vue d’immigrée sur les Français, vous donnez au spectateur un sentiment étrange : celui de redécouvrir sa propre culture, qui apparaît alors dans toutes ses contradictions et bizarreries.

En général, c’est la France qui regarde les étrangers. Je voulais retourner la caméra et regarder la France. La séquence dans laquelle Lina est invitée par son amie Victoire (India Hair) à une soirée de skins d’extrême droite est assez représentative. Cette scène, je l’ai vécue. Je pense que si j’avais été élevée en France, jamais je n’aurais été conviée à cette fête, qui est la plus dingue à laquelle je n’ai jamais assisté. J’ai fini par comprendre pourquoi, à la fac, personne ne parlait à cette fille qui a inspiré le personnage de Victoire. Tout le monde savait qu’elle était royaliste. Du coup, comme moi aussi j’étais isolée, on a fini par se lier, par nécessité. Quand je suis arrivée à cette soirée, les filles étaient toutes en jupes bleu marine et les mecs chantaient des chansons fachos. Moi, j’étais en short et j’avais amené des gâteaux libanais. Ça, c’est un regard vierge.

Un homme perdu de Danielle Arbid, disponible du 7 au 13 janvier sur mk2 curiosity. Le film est disponible ici. 

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