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Image-clé : les regards dans « The Ox-Bow Incident » de William Wellman
- Nicolas Longinotti
- 2022-03-31
Image-clé, c’est une série de courtes vidéos centrées sur un élément précis d’un film : une coupe, un mouvement de caméra, un fondu enchaîné… Cette semaine, une histoire de regards dans « The Ox-Bow Incident » de William Wellman, sorti en 1943.
The Ox-Bow Incident, connu en France sous le titre L'Étrange incident, est un western qui ne ressemble à nul autre. Basé sur le roman éponyme de Walter Van Tilburg Clark, il raconte une histoire aussi simple que terrible.
Un fermier est retrouvé mort, et son bétail volé. En l'absence du shérif, et par une suite de témoignages tout à fait douteux, les habitants du village partent à la recherche des coupables. Assoiffés de justice, ils décident de les exécuter en toute illégalité. Seulement sept d'entre eux s'opposeront à cette exécution, dont Gil, incarné par Henry Fonda, mais cela ne suffira pas : l'auto-justice est une affaire de majorité.
Le film est réalisé par William Wellman, connu, entre autres, pour le tout premier Une étoile est née, et Les Ailes, premier film à gagner l’Oscar.
L'image-clé dont j'ai envie de vous parler, est un travelling avant, ou plutôt, comment à travers un mouvement de caméra, une image peut, tout d'un coup, cristalliser le thème d'un film.
Le centre du conflit dans The Ox-Bow Incident est l'absence du regard. Non seulement parce que personne n'a vu ni l'assassinat ni le vol, mais surtout car, dans ce monde d'hommes violents, la soif de justice rend aveugle. Sauf pour quelques-uns d’entre eux qui gardent leur sang-froid, et regardent vraiment.
Et qui de mieux pour incarner ce rôle d'homme « qui voit », qu'Henry Fonda lui-même, dont le trait iconique, c'est justement, ses yeux.
Capture de la vidéo (c) mk2 Curiosity
Image-clé : les regards dans « The Ox-Bow Incident » de William Wellman
Retrouvez la vidéo iciCe n'est pas un hasard non plus qu’il incarne chez Wellman cette sorte de boussole éthique du film. Après tout, en ce qui concerne les procès pour meurtre, Henry Fonda a interprété tous les rôles possibles et imaginables. Celui de l’avocat dans le très beau Vers sa destinée, où il incarne un jeune Lincoln au faux-nez sous la direction de John Ford, jusqu'à l'un de ses rôles le plus emblématiques, celui d'un membre du jury qui veut renverser le sort d'un jeune homme accusé de meurtre dans 12 hommes en colère, de Sidney Lumet. Sans oublier, le rôle d’un innocent accusé à tort dans le magnifique Le Faux Coupable d’Hitchcock.
Dans tous ces films, et plusieurs autres, Henry Fonda est l'idéal américain : un homme juste qui reflète, à travers son regard, l'éthique humaine.
C'est précisément à cause de ça, que Sergio Leone le choisit pour incarner l'un des méchants les plus méprisables de l'histoire du cinéma dans Il était une fois dans l'Ouest, dans un geste postmoderne qui venait renverser les attentes du public américain.
Retour à The Ox-Bow Incident. On a dit donc que c'est une histoire de regard. Des yeux qui n'ont rien vu, ou mieux, des yeux aveuglés qui croient pourtant voir clairement. Pour raconter ça, Wellman dirige le regard du spectateur lui-même de manière précise et avec une simplicité maîtrisée par le biais du cadrage et des mouvements de caméra.
Comme dans cette brève scène avec le mari de Rose, une ancienne amante de notre héros, qui regarde Henry Fonda avec jalousie et méfiance. Des yeux qui n'ont rien vu mais qui croient et soupçonnent...
Ou bien, les yeux accusateurs des lyncheurs, situés au bord d’un cadre où prend place un arbre effrayant où seront pendus les trois détenus...
Ou encore, comme dans ce moment charnière du film où, du fait de la majorité, l'accusé comprend qu'il sera exécuté. La caméra s'échappe en suivant son regard, et s'évade vers un lieu de grâce que seulement lui et nous pouvons regarder.
Et quand ce terrible moment arrive, tout reste hors champ. Ou presque : c'est par un mouvement de caméra qu'on peut apercevoir, pendant à peine quelques secondes, l'ombre de ce qui vient d'arriver.
Mais le mouvement de caméra qui m’intéresse, arrive juste après la tragique nouvelle : les trois hommes exécutés étaient innocents.
La scène commence avec un travelling arrière qui nous dévoile, très lentement, tous les personnages présents au comptoir. Ils partagent le silence complice des véritables coupables. Une fois arrivée à l’extrémité du comptoir, la caméra bascule pour parvenir à un plan d'ensemble.
Pour filmer cette scène, Wellman divise ce groupe en trois parties : au centre, Gil et son ami Art. Et, de chaque côté, une partie de la meute.
Plan du centre. Les deux héros boivent en silence.
Comme si Henry Fonda jouait consciemment son propre rôle, les hommes qui l'entourent vont écouter sa plaidoirie tel un jury qui écoute l'avocat. Ce n'est pas un hasard qu'ils soient, ni plus ni moins, douze.
…
Plan d'un côté, plan de l'autre. Retour au centre.
Ce découpage de l'espace est simple mais percutant : les deux protagonistes sont entourés par ces douze paires d’yeux.
…
Encore une fois la même logique, cette fois alternée et plus longue. Ici, il est question de lire la lettre laissée par l'homme pendu. Et la plupart de ces yeux n’en sont pas capables.
Gil change de position, tout comme la caméra.
Et là…
…
Les yeux des douze hommes ne voient plus devant eux. Ils se perdent dans l'espace imaginaire de la lettre du défunt.
Gil la lit, ses yeux définitivement cachés derrière le chapeau d'Art, ses lèvres prononçant des mots difficiles à entendre. Ce recadrage si particulier créé une opposition directe entre les yeux et la bouche : les yeux en premier plan mais flous, la bouche au centre accaparant la mise au point. Une nouvelle dynamique s'est installée à l'intérieur même du plan, qui semble indiquer le thème du film : là où le regard est devenu complice de l'injustice, il ne reste que la parole, le Verbe, en somme les faits qu’il s’agit de dénoncer.
Finalement, on bascule de l'autre côté, celui de la Vérité qu’incarne Gil, pour, enfin, voir ses yeux qui ont bien su voir.
Un contrechamp absent dans "Starman" de John Carpenter
Lire l'image-cléImage: © mk2