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Hélène Frappat : « Ces femmes sont les héroïnes d’une tragédie grecque à Beverly Hills »

  • Joséphine Dumoulin
  • 2023-01-13

Quels points communs entre « Les Oiseaux », « Body Double » et « Cinquante nuances de Grey » ? Leurs héroïnes : Tippi Hedren, Melanie Griffith et Dakota Johnson, trois femmes au cœur d’une dynastie de stars hollywoodiennes maudites. Partie à la recherche de ces actrices effacées de mère en fille, l’écrivaine et critique de cinéma Hélène Frappat signe dans « Trois femmes disparaissent » une enquête littéraire explorant les rapports de pouvoir et la condition féminine sur plusieurs générations.

Héroïne hitchcockienne, star des années 1980 ou vedette du ­cinéma mainstream érotique contemporain, qu’est-ce qui unit ces trois actrices, mères et filles, à l’écran et dans la vie ?

Les trois sont ensemble les héroïnes d’une tragédie grecque à Beverly Hills. Elles se livrent en aveugle au destin tout en essayant d’y échapper. Tippi Hedren, femme d’une intelligence remarquable, est repérée par Alfred Hitchcock dans une publicité pour les régimes. Il va faire d’elle une icône de son cinéma avec Les Oiseaux. Il contrôle son image, ce qu’elle mange, comment elle s’habille et l’achète dans un contrat exclusif. Puis il la maltraite psychologiquement, physiquement, essaye de la violer. Après Pas de printemps pour Marnie, elle prend la fuite. Même histoire pour Melanie Griffith, qui sera jetée, par sa mère elle-même, au milieu des fauves dans le film Roar ; puis portée disparue, au cinéma, passé ses 35 ans. ­Dakota Johnson, elle, se retrouve la doublure de sa mère et de sa grand-mère. Dans Fifty Shades of Grey, le personnage qu’elle incarne est avec un homme qui la contrôle, la harcèle, la bat, la « stalke ». Ce qui est vendu comme du romantisme ressemble plutôt à une apologie de la violence conjugale. Et, sur le tournage du remake de Suspiria, l’actrice revit quasiment, avec le réalisateur Luca Guadagnino, ce que Hitchcock a fait vivre à sa grand-mère sur Les Oiseaux. L’histoire se répète et se dégrade chaque fois, comme les films dans lesquels ces actrices jouent. Cette répétition-dégradation est le principe même de la tragédie.

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Si ces actrices sont les doublures dégradées les unes des autres, peuvent-elles parvenir à rompre, au moins momentanément, cette tragédie féminine familiale ?

Lorsqu’elles le font en essayant d’échapper au destin, il faut se méfier de cette part fugi­tive : Tippi Hedren fuit Hitchcock – qu’elle traite de « fat pig » – et se retrouve chez les big cats, des fauves [des lions qu’elle recueille chez elle et qu’elle prépare au tournage de Roar avec le réalisateur Noel Marshall, son époux, ndlr]. L’ironie déchirante de cette situation est bouleversante. Elle ne sort pas du système proie/prédatrice. Même histoire pour Dakota et Melanie. Il y a une exception à cette règle lorsque ­Tippi renverse ce qui est traditionnellement considéré comme un outil d’aliénation, une partie constituante de la panoplie sophistiquée de la femme-­objet : ses ongles longs manucurés. Elle en fait une arme, avec laquelle elle va par la suite offrir à de nombreuses femmes en fuite, des Vietnamiennes réfugiées, leur libération [en 1975, l’actrice se rend dans un camp de réfugiés en Californie, ndlr]. Tippi les aide à apprendre l’anglais et à passer le permis de conduire, mais les filles sont fascinées par ses ongles. L’actrice leur paye une école d’esthétique. Elles montent leur salon. Cette industrie de manucure-pédicure vietnamienne devient immense. Tippi, alors considérée comme la marraine de ces femmes, a produit de l’émancipation et de la richesse. Elle a finalement inversé le cliché de l’aliénation.

Dans cette non-fiction narrative, les femmes, y compris votre détective, sont suivies par des fantômes, les fantômes de leur mère, qu’elles portent en elles, mais aussi les fantômes que les autres projettent sur elles : Hitchcock cherchait Grace Kelly et Kim Novak chez Tippi Hedren, Brian De Palma projetait à son tour Tippi Hedren sur ­Melanie Griffith… Comment peut-on apprendre à vivre avec ces fantômes-là, choisis ou subis ?

Je crois que c’est une question d’hospitalité à accorder à celui qui n’est plus là. N’en déplaise à Blaise Pascal, qui écrivait « On mourra seul. Il faut donc faire comme si on était seul », il faut être deux pour mourir : celui qui meurt, et celui qui accepte la mort de l’autre. Les Occidentaux ont une tendance binaire à séparer les morts des vivants, mais nombre de vivants sont morts, psychiquement du moins, et combien de morts sont aussi présents que les vivants ! Si l’autre ne meurt pas en paix ou n’est pas accepté, le fantôme revient. Et c’est ce qui se passe avec Hitchcock, lorsqu’il prétend qu’on ne saurait pas quoi faire des disparus s’ils revenaient. Alors, il est du côté de la nécrophilie, explicite dans ­Vertigo. Je crois qu’il faut finalement accepter que tous les livres et les hommes soient aussi des tombeaux.

Vous dites, au sujet de Tippi Hedren : « C’est l’histoire d’une femme regardée qui devient une femme qui regarde. » Cette question du regard sur autrui, comme puissance et outil d’émancipation, se pose aussi pour votre détective-narratrice…

Laura Mulvey, dans sa théorie du male gaze, disait qu’il ne s’agissait pas d’un hasard si, dans la littérature anglo-saxonne, il y avait tant de personnages enquêtrices ou d’autrices de romans policiers ; des figures qui m’obsèdent depuis l’enfance. Par leur investigation, elles réhabilitent une curiosité bibliquement condamnée chez les femmes. Une curiosité toujours située du côté de la catastrophe, de la boîte de Pandore, comme dans Barbe bleue par exemple. La curiosité féminine a toutefois sa contrepartie : son cliché.

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Votre livre met en lumière des chefs-d’œuvre cinématographiques, mais aussi, pour certains, des films d’une très grande violence envers les femmes, à l’écran ou sur le tournage. Quel regard portez-vous sur cette filmographie-là ?

Le cinéma féminise ; et comme le disait Cary Grant, tout acteur est une actrice. On peut le comprendre dans deux sens : un sens misogyne, la femme-objet ; mais aussi dans le sens de l’empathie : on voit le sang des actrices, et le cinéma est là pour recueillir les larmes de ce sacrifice humain. Un film comme Pas de printemps pour Marnie est réalisé par un prédateur, mais il se situe aussi du côté de la victime : le spectateur vit la souffrance de la femme violée. Et le film est sublime par ce dédoublement. De même pour des récits comme Alice au pays des merveilles : le conte retrace la manière dont une petite fille abusée se fait engloutir dans un trou et s’invente une histoire merveilleuse pour s’en sortir. Tout est une question de point de vue.

Rencontre avec Hélène Frappat, le 23 janvier, au mk2 Nation

Trois femmes disparaissent d’Hélène Frappat (Actes Sud, 192 p., 20 €)

Portrait (c) Melania Avanzato

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