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« Freda » : tranche de vie à Haïti

  • Olivier Marlas
  • 2021-10-11

À travers le quotidien d’une famille modeste de Port-au-Prince, les aspirations contrariées de la jeunesse haïtienne se manifestent avec ardeur. Une chronique touchante et réflexive, au cœur d’un pays miné par les crises politiques et la violence sociale.

Propriétaire d’une échoppe qui lui rapporte de maigres revenus, Jeannette voudrait bien que sa fille aînée, Freda, étudiante en anthropologie, accepte le boulot de serveuse qu’elle vient de lui dégotter. Mais à quoi bon gagner sa vie quand on a encore le luxe de la rêver ? De nature plus pragmatique, Esther, la cadette, souhaite se forger rapidement un autre destin, loin d’ici, au risque de céder aux sirènes de « l’homme riche » – voie d’accès vers la sérénité de l’esprit… et le bonheur factice ? « Qui a dit que je lui demandais le bonheur ? » s’exclame la jeune femme devant Freda, à la veille de son mariage avec un sénateur, qui soulève autant de ferveur que de questions.

Gessica Généus : « En Haïti on ne devient jamais adulte parce qu'on est obligé de rester en tribu pour survivre »

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Passée par la case documentaire (déjà sur Haïti) avant de signer ce premier long métrage de fiction remarqué à Cannes dans la sélection Un certain regard, la comédienne et cinéaste Gessica Généus ne cherche pas à donner la leçon, mais à cartographier les humeurs, les zones grises et les terribles illusions d’une société haïtienne à la dérive. Alors que l’enquête sur l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet dernier, n’a toujours pas livré ses conclusions, le film reflète sans effort la réalité d’un pays exsangue, ballotté par les scandales de corruption et la puissance des gangs.

Pour autant, aucun misérabilisme, ni aucune vague de pathos à l’horizon. La caméra de Généus laisse les personnages survivre à leur environnement. Les marques du vieux schéma patriarcal, les balles anonymes qui frappent les maisons en brique puis sifflent dans les rues, la violence inouïe des secrets de famille, tout ceci sombre dans l’ellipse ou traverse l’écran à grande vitesse, le temps pour Freda de refermer la grille du magasin et d’effleurer la cicatrice d’un être aimé, de passage à Port-au-Prince avec des envies d’ailleurs plein les valises. Énergie communicative, colère rentrée : chaque figure féminine tente ainsi d’aller de l’avant, quitte à se cogner très fort contre les murs du quotidien.

Au-delà d’une tranche de vie dans un quartier pauvre parmi tant d’autres, le poids de l’héritage (social, colonial, familial) se matérialise devant nous et finit par émerger à la surface du récit, comme un cadavre flottant sous le soleil. Grâce à une mise en scène sobre et précise, cette œuvre de l’intime interroge la dimension politique de la langue (créole, française) et le besoin d’enracinement propre à chacun. Ou l’art de remodeler les frontières de son foyer sans toutefois renier ses origines.

3 QUESTIONS À GESSICA GENEUS par Timé Zoppé

Qu’est-ce qui vous a poussée à vous concentrer sur la vie d’une famille dont les trois enfants sont déjà adultes ?

En Haïti et dans les pays où la précarité est très forte, on est obligé de rester en tribu pour survivre, on partage les tâches et les quêtes pour trouver de l’argent. Ce qui fait qu’on ne devient jamais adulte. Les gens restent ensemble, et c’est pour ça qu’il y a cette violence, ce désir de s’autonomiser.

Le frère a ce désir d’ailleurs, 
il n’a pas l’air aussi soudé 
à la cellule familiale que ses sœurs, et pourtant il peine 
à quitter celle-ci.

C’est très difficile de couper les liens, ça suppose d’abandonner les siens et de tout reconstruire ailleurs. Certains font des choix radicaux, essayent de s’extraire du nid familial, voire de quitter le pays. On dit souvent que les Haïtiens sont individualistes. Je pense que c’est faux : si c’était le cas, on serait déjà morts. La diaspora haïtienne, c’est ce qui fait vivre Haïti.

Contrairement à ses filles, la mère est prête à tous les sacrifices pour faire survivre les siens. Y a-t-il une fracture entre les générations ?

Oui, la précédente a dû se battre différemment. La nouvelle génération n’est pas libérée du patriarcat, mais elle a plus de choix. Ce n’est plus tabou que les femmes aillent à l’école et finissent leurs études, même si à l’université il y a un très faible pourcentage de femmes dans beaucoup de domaines.

Freda de Gessica Généus, Nour Films (1 h 29), sortie le 13 octobre

Image : Copyright Nour Films

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