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Décryptage : la cueillette au cinéma

  • Timé Zoppé
  • 2021-10-18

Dans "First Cow", la caméra bienveillante de Kelly Reichardt magnifie un héros glaneur : un cuisinier qui aime arpenter la forêt pour cueillir des champignons plutôt que chasser avec des trappeurs. Une occupation ancestrale rarement montrée à l’écran car perçue comme ennuyeuse. Des auteurs comme Agnès Varda ou Éric Rohmer ont pourtant révélé les multiples dimensions de cette activité aussi noble qu’écolo.

« Un humain préhistorique moyen pouvait vivre bien en travaillant environ quinze heures par semaine. […] Cela laisse […] tellement de temps, qu’il est possible que quelques agités, qui n’avaient […] pas de talent pour fabriquer, cuisiner ou chanter, […] ont pu décider un jour de filer chasser des mammouths. Dès lors, les chasseurs habiles pouvaient rentrer en titubant sous un fardeau de viande, les bras pleins d’ivoire, et avec une histoire. Mais ce n’est pas la viande qui faisait la différence. C’était l’histoire. » Dans le brillant texte « La théorie de la fiction-panier », de son recueil Danser au bord du monde. Mots, Femmes, Territoires, publié en 1989 (2020 pour la traduction française), l’autrice de science-fiction américaine et féministe Ursula Le Guin note que les auteurs de fiction ont toujours mis en avant des héros aux aventures extraordinaires, avec des lances, de la chasse, des armes, des meurtres.

Elle plaide pour un renouvellement des récits. Pourrions-nous tisser des fictions s’attardant sur des aventures moins épiques, mais autrement passionnantes, comme la cueillette ? « Il est difficile de faire un récit vraiment captivant en racontant la manière dont j’ai arraché une graine d’avoine sauvage de son enveloppe, et puis une autre, et puis une autre… », reconnaît Le Guin. C’est ce qu’une poignée de cinéastes a tout de même tenté depuis les années 1950.

First Cow de Kelly Reichardt (c) Allyson Riggs / A24

SALUT LES TERRIENS

Dans une luxuriante végétation de sous-bois, un homme discret déambule, se baisse pour tâter et fouiller les plantes. Mystérieuse est sa quête, magnifique sa trouvaille : de délicieux champignons qu’il s’empresse de cueillir et d’amasser, pour ceux qu’il ne croque pas goulûment. Ainsi est introduit le héros de First Cow, Cookie. Comme nous l’a confirmé la réalisatrice, ce personnage « aime être au niveau du sol, comme quand il trait clandestinement la vache ». Celle qui donne son titre au film et avec laquelle il prend le temps de converser d’égal à égal, assis sur un tabouret, chaque fois qu’il lui tire du lait.

Ce rapport harmonieux, doux et patient avec le vivant rappelle celui d’une personnalité célèbre du même siècle que Cookie : Henry David Thoreau, auteur de l’essai Walden ou la Vie dans les bois (1854) sur son expérience en autosuffisance au bord d’un lac du Massachusetts dans les années 1840. Traduit dans plus de deux cents langues et considéré comme précurseur de l’écologie politique, l’ouvrage est une première preuve éclatante qu’un récit basé sur des activités comme semer des graines puis en récolter les fruits pouvait passionner.

L’œuvre de Thoreau est à l’origine du nature writing, un genre littéraire mêlant observation de la nature et éléments autobiographiques, qui n’a pas d’équivalent propre à l’écran. Si l’on trouve des adaptations de romans du genre – Danse avec les loups de Michael Blake, adapté par Kevin Costner (1991), Légendes d’automne de Jim Harrison, par Edward Zwick (1995) –, pas de « nature filming » à l’horizon. Seulement quelques films sur le retour à la vie sauvage, comme Into the Wild de Sean Penn (2008), inspiré de l’histoire vraie d’un étudiant qui a troqué le rêve américain pour une existence solitaire et proche de la nature. Dans un final aux accents mystiques, le héros renoue avec le geste ancestral : affamé, il tente de glaner des plantes comestibles, mais se trompe et s’empoisonne. Il agonise les yeux tournés vers le ciel, devenant, pour une génération de spectateurs, le martyr d’une difficile reconnexion à la nature, loin des sirènes du capitalisme.

Into the Wild de Sean Penn 2007 (c) Paramount

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LES RAISINS DE LA COLÈRE

Outre l’expérience écolo, le glanage est d’abord affaire de subsistance, un besoin vital ancré dans une réalité quotidienne. « Économiquement, nous a encore confié Kelly Reichardt, Cookie a une vision à court terme, il regarde ce qu’il a devant lui, comme quand il glane. » Le déchirant La Complainte du sentier de Satyajit Ray (1956), qui a influencé First Cow, suit une famille pauvre dans le Bengale rural en se concentrant sur les activités domestiques. Alors que le père sillonne le pays en quête d’argent – ce qui ne nous est jamais montré –, la mère passe son temps accroupie dans la cour de la maison, cuisinant du riz et s’inquiétant des vols de fruits répétés de sa fille, qui grappille dans le verger voisin.

Cueillir pour survivre : voilà sans doute l’activité humaine la plus élémentaire qui n’a pourtant été au cœur de presque aucun film. On retient surtout l’excellent documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse (2000), dans lequel Agnès Varda parcourt la France à la rencontre des cueilleurs d’aujourd’hui : des personnes pauvres qui récoltent des patates abandonnées dans les champs, un instituteur bénévole qui ramasse chaque matin ses fruits et légumes dans les restes du marché de Montparnasse. Dans un geste émouvant, encore plus solidaire que ceux de Kelly Reichardt et de Satyajit Ray, qui filment à hauteur de leurs glaneurs avec une caméra proche du sol, Agnès Varda adopte leur point de vue : une main tenant la caméra qui filme, en plongée totale, l’autre essayant de récolter une patate en forme de cœur dans un sillon de terre. Un plan qui épouse aussi quelque chose de la nature : la caméra comme un bec pointé vers le sol, figurant l’oiseau prêt à picorer.

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Les Glaneurs et la Glaneuse d’Agnès Varda (2000) (c) Ciné-Tamaris

BUISSON ARDENT

Quant à ceux qui ont davantage de moyens, ils peuvent lever le nez, se détacher des problèmes matériels et cueillir pour le plaisir. Chez Éric Rohmer, on rêve de romance en grappillant du raisin à même la vigne (Conte d’automne, 1998), on philosophe sur les laitues dans un potager (L’Arbre, le Maire et la Médiathèque, 1993). Si l’on pousse l’idée du glanage comme gourmandise, vient l’image du péché originel, ce fruit défendu prélevé par Ève sur l’arbre de la connaissance dans le jardin d’Éden.

C’est l’imaginaire plus érotique que le geste convoque dans Le Genou de Claire (1970) de Rohmer (qui était catholique pratiquant), dans lequel un attaché culturel trentenaire en vacances sur le lac d’Annecy est saisi par la vision du genou, isolé par le cadre, d’une jeune fille perchée sur un escabeau pour cueillir des cerises. Et la cueilleuse indolente d’être réduite à un support de projection des fantasmes du héros et de son amie écrivaine, qui s’amusent à tester leurs théories sur le désir.

Le Genou de Claire d‘Éric Rohmer (1970) (c) Collection Christophel – Prisma (c) Les Films du Losange – Bernard Prim

Une scène des Amours d’Anaïs de Charline Bourgeois-Tacquet (sorti en septembre) renverse cette image : dans un verger, l’héroïne, une étudiante volubile qui ne tient pas en place, propose à la femme qu’elle désire – une écrivaine, là aussi – de cueillir une pomme sauvage. Face à face, au même niveau, chacune cueille un fruit comme elle cueillerait le cœur de l’autre, et le mange, comme elles se dévoreront bientôt dans la nature. Qu’Ursula Le Guin soit rassurée : en forêt, en cuisine ou en amour, il y a bien d’innombrables et palpitantes histoires de cueillette à raconter.

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