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Wim Wenders : « Je vois la ruine comme quelque chose de beau »

  • Quentin Grosset
  • 2023-10-12

[INTERVIEW] Le grand Wim Wenders (« Paris, Texas », « Les Ailes du désir ») sort deux films cet automne : « Anselm. Le bruit du temps », un documentaire sur l’artiste Anselm Kiefer, et « Perfect Days » (Prix d’interprétation à Cannes pour Kōji Yakusho), dans lequel un employé de ménage à Tokyo trouve le bonheur dans une vie de lecture et de musique. Dans les deux, il est question de changer notre rapport au temps, de trouver d’autres rythmes. Rencontre.

Vos deux films, Anselm et Perfect Days, nous projettent dans l’imaginaire de personnes qui parlent très peu. Pourquoi ce mutisme vous intéresse-t-il ?

Oui, ils ont ça en commun. Anselm Kiefer n’a jamais tellement besoin de mots, il dit tant de choses avec son art. Pour lui, rien n’échappe à la peinture, il peut peindre l’univers, le souterrain, l’histoire, les mythes. Il ne parle pas beaucoup, et quand il le fait c’est avec les mots des poètes. C’est un vrai savant, il connaît l’astronomie, la biologie… Je ne voulais pas que, dans le film, il donne des explications. Avec mes moyens, deux caméras, la 3D, j’avais l’impression que je pouvais capter pas mal de ce qu’il disait. La 3D nous permet de voir plus. On est devant son œuvre et à l’intérieur.

 La 3D a pour effet d’intensifier les perspectives, il y a quelque chose de tortueux, de labyrinthique dans votre regard sur ses œuvres et son atelier monumental…

Oui, dans son atelier à Barjac, dans le sud de la France, on peut se perdre, il faut parfois un plan pour sortir. On est dans un nouveau monde, il y a tant de corridors qui connectent les différents espaces. Pareil dans son studio à Paris, logé dans les anciens hangars de la Samaritaine. Mais notre monde est comme ça, rempli de pensées, de beauté, et de terreur. Anselm n’est pas mal, comme guide.

Dans la première séquence, votre caméra tourne autour des sculptures d’Anselm Kiefer, et c’est comme si l’on entendait des chuchotements, ou qu’elles nous racontaient un secret. L’avez-vous percé ?

Ces œuvres, Die Frauen der Antike [Les Femmes de l’Antiquité, ndlr], je les adore. Elles sont partout à Barjac. Ces femmes, on ne sait rien d’elles. La mémoire de l’humanité est une mémoire masculine. Il y a seulement deux, trois poétesses grecques et romaines dont on connaît quelques lignes – quand on sait tout de leurs homologues hommes. Or, il y avait des philosophes femmes, des architectes femmes, des peintres femmes, des poétesses, et Anselm Kiefer leur a fait ce monument. Pour moi, elles ont beau être les grandes oubliées de l’histoire, elles n’oublient rien. Je les introduis comme un chœur grec, on entend toutes leurs pensées. Il faut parfois parler le latin et le grec pour les comprendre, même si certaines s’expriment en français.

Dans Anselm, le motif de la ruine est très présent. Comment vous parle cette image, cette métaphore aujourd’hui ?

Comme Anselm, je vois la ruine comme quelque chose de beau. Alors que j'étais gosse, ma ville natale, Düsseldorf, a été détruite à 80 % par la guerre [Wim Wenders est né en 1945, ndlr]. Le rez-de-­chaussée, le premier étage de ma maison étaient intacts, mais au-dessus tout était brûlé et détruit. C’était la seule maison de la rue où l’on pouvait encore vivre. J’étais entouré de ces ruines, on y jouait avec les autres enfants. Pour moi, c’était le monde, c’était beau tel que ça existait. C’est plus tard, surtout dans les tableaux, l’art, que j’ai vu que, chez nous, c’était l’exception et non la règle. Anselm fait de la ruine un symbole du renouveau, le lieu où une nouvelle pensée du monde peut commencer.

Est-ce que vous vous sentez proche d’Anselm Kiefer dans son rapport à la matière, sa façon de continuellement la transformer ?

Ce que j’ai vu avec un grand étonnement, c’est la dimension physique de son travail. Il y a une seule chose à laquelle il ne m’a pas donné accès : l’acte de peindre. Pour peindre, il a besoin d’être seul, il s’enferme dans son grand atelier, il se lève à deux heures la nuit et travaille jusqu’au petit matin. Il trouvait que, dans les films sur les peintres, ce qu’il y a de plus ennuyeux, c’est quand on les voit peindre… Lui, ses peintures, il leur fait subir plein de choses : il les fait rester à l’extérieur, sous la pluie, dans la neige, pendant des années. Certaines sont entortillées dans les plantes. Parfois, il les met au four, et quand elles sortent elles sont craquées, comme si elles avaient survécu à la chaleur. Ce n’est pas dans l’idée de les détruire : ce qu’il veut, c’est y faire rentrer le temps. Pas mal d’artistes sont choqués quand le temps commence à travailler leur œuvre ; lui, il est ravi.

Vous aussi, vous voyez vos films comme une matière vivante, évolutive ?

Oui. De manière tellement simple. Je revois mes propres films, d’il y a trente, quarante, cinquante ans, et je ne les reconnais pas, je ne sais pas qui était cette personne qui les a réalisés. Alice dans les villes, Paris, Texas… Je me demande : quelle était la formule pour créer ça ? Je ne sais plus. Les films changent, d’un pays à l’autre, d’une année à l’autre. Souvent, ce ne sont même plus des fictions, ils deviennent des documentaires sur ce qui n’existe plus. Les films font un travail d’oubli, et en même temps ils permettent de lutter contre l’oubli.

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Le temps, le rythme sont au cœur de votre autre film, une fiction cette fois, Perfect Days. Son héros, Hirayama, est très sensible aux moments de pause, à la contemplation. À travers lui, y avait-il une volonté de défendre cette manière de regarder ?

Imaginer ce personnage, un peu hors du temps, qui a cette routine, qui est content avec ce minimalisme, ça a été une grande découverte. Il permettait de retrouver la simplicité de la vie avant le monde digital, avant le trop de tout. Pour nous, moi et les spectateurs, c’est une lutte. Pour l’équipe aussi – on a tourné le film en seize jours, ce n’était pas du tout une méditation ! On n’était que deux Allemands, moi et mon chef-opérateur, quand le reste était composé de Japonais. Pour eux, souvent jeunes, ce qu’on filmait était inconnu.

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Dans cette routine que vous dépeignez, notre plaisir de spectateur ne vient-il pas de l’infime variation ?

Oui, c’est un peu ça, la structure du film : une répétition des mêmes journées, dont les variations seraient tellement minuscules que, moi, je devais travailler à ce qu’elles soient remarquables. On ne voulait pas faire un film comme Un jour sans fin de Harold Ramis [sorti en 1993, dans lequel le personnage joué par Bill Murray vit chaque jour la même journée, ndlr] : ici, Hirayama vit toujours la même chose, et en même temps c’est toujours nouveau, comme une première fois. Il a une façon de vivre strictement dans le moment.

Ce personnage a-t-il changé quelque chose à votre manière de vivre ?

Oui, énormément. J’ai accepté moi-même un autre rythme. J’ai recommencé à lire tous les soirs, pour ne pas finir ma journée sur mon téléphone ou mon ordinateur – et c’est bien plus reposant. Ça m’a fait énormément de bien.

Hirayama est très discret. Son portrait se dessine par touches, notamment à travers les livres qu’il lit, la musique qu’il écoute. Ces œuvres que vous avez choisies pour lui sont elles aussi une manière de vous dévoiler ?

C’est peut-être plutôt une façon de dévoiler qui j’étais, quelqu’un que j’étais heureux de retrouver. J’étais content que ce moi du passé existe encore. On est trop liés au rythme des autres, pas au nôtre.

Grâce à Hirayama, vous avez trouvé une forme de repos ?

De repos, et de dignité aussi. Il sait la donner à chaque personne qu’il voit, mais aussi aux arbres, à la lumière. Cette idée que toute chose est sacrée, on l’a perdue. Je pense à lui comme à un moine, il a cette même spiritualité, bien qu’il ne soit pas religieux. Pour lui, chaque personne est égale, chaque rayon de lumière est unique.

Là, tout de suite, quelle œuvre pourrait décrire votre sentiment ?

J’écoute beaucoup un trompettiste japonais, Jun Miyake. Il a fait un grand nombre de disques, et trois d’entre eux [Ludic’, Lost Memory Theatre Act-1, Lost Memory Theatre Act-2, ndlr] sont exceptionnels : ce sont des morceaux en anglais, en japonais, parfois en brésilien. C’est un grand monsieur, qui a vécu en France pendant dix ans, et cette année il est retourné au Japon. Dans sa musique, il y a cette fête du moment.

Hirayama nettoie des toilettes publiques dans Tokyo. Aviez-vous l’envie, avec lui, d’explorer la ville autrement ?

Je connais bien Tokyo, mais je n’avais pas remarqué ces toilettes avant. Elles ont été construites il y a trois ans, c’est un projet de la ville mené avec de grands architectes japonais. Dans l’idée, c’était pour accueillir les visiteurs des Jeux olympiques, en 2020. Mais les Jeux n’ont pas eu lieu à cause de la pandémie et ont été reportés à 2021. Il n’y avait toujours pas de public. Alors ces petites merveilles de toilettes sont restées inaperçues. La ville m’a invité pour que je les voie, peut-être que ça allait m’inspirer, me disaient-ils.

Ça m’a bien inspiré, mais pas pour un film sur l’architecture de ces petits temples d’hygiène. Je voulais plutôt parler du bien commun. Quand on a tourné le film, c’était la première semaine où l’on pouvait de nouveau apparaître sans masque, et c’était tellement bien de voir une ville dans laquelle le bien commun avait survécu. Les gens étaient heureux de retrouver la liberté de la ville, mais on avait l’impression que tout le monde se sentait aussi responsable. Le film parle de cette vie après la pandémie, d’une façon de reconnecter avec une vie plus tranquille.

Votre film Perfect Days traite aussi de transmission, avec cette cassette audio que s’échangent Hirayama et une jeune femme qu’il rencontre et avec laquelle il partage sa musique. Le fait que ce soit un support physique, c’est important pour vous ?

Oui, archi important. Toute une génération découvre ces cassettes en ce moment à Tokyo, il y a un grand choix de boutiques. C’est tellement mieux que les playlists. C’est comme une écriture, il y a une émotion qui surpasse l’évolution numérique qu’on a tous subie. Quand je suis revenu chez moi, je suis allé dans la cave, et j’ai retrouvé mon vieux magnétophone Nakamichi qui marchait toujours très bien. Je n’avais plus mes cassettes, j’avais tout jeté. Mais il y avait encore les compilations que m’avait faites mon frère à l’époque. Pendant plusieurs années, on s’en envoyait quand je vivais aux États-Unis, et lui en Allemagne. C’est comme si je me replongeais dans une correspondance avec mon frère.

Cette cassette audio fait le lien entre deux générations dans le film. Y a-t-il eu des personnes d’autres âges qui ont été importantes dans votre rapport à l’art ?

Ces personnes appartenaient à ma propre génération : les musiciens anglais ou américains qui m’ont réveillé, les Beatles, les Kinks, les Who, sont nés autour de 1945, comme moi. C’est leur musique qui m’a provoqué, qui m’a donné confiance en me disant que, moi aussi, je pourrais apporter quelque chose – pas dans le domaine de la musique : j’ai joué du saxophone, mais je n’étais pas très doué. J’ai découvert la peinture et le cinéma. Les quelques aînés qui m’ont influencé, ce sont des metteurs en scène comme Samuel Fuller, Nicholas Ray. Et finalement mon grand maître, le Japonais Yasujirō Ozu. J’ai vu ses films dans les années 1970 alors que j’étais déjà cinéaste, j’avais réalisé quatre ou cinq films.

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Sur Yasujirō Ozu, vous avez réalisé un documentaire, Tokyo-Ga, en 1985. Quel souvenir avez-vous de ce tournage ?

C’était mon premier tournage à Tokyo. C’était une super aventure parce qu’on était à deux, avec mon caméraman Ed Lachman [devenu un immense chef-opérateur, il a notamment travaillé sur Virgin Suicides de Sofia Coppola, Ken Park de Larry Clark ou Loin du paradis de Todd Haynes, ndlr]. Moi je faisais le son, lui l’image. On était une toute petite équipe, et on ne parlait pas japonais.

Au fur et à mesure, on a connu des gens qui ont su nous mettre en contact avec quelques membres de l’équipe d’Ozu, son acteur fétiche Chishū Ryū, son chef-opérateur Yūharu Atsuta… On était à la recherche de traces… Ozu avait capté la vie japonaise, tous ces changements qu’avait apportés la présence américaine à Tokyo, la manière dont les comportements s’étaient occidentalisés. Quand j’ai fait Tokyo-Ga, c’était vingt ans après sa mort, et j’ai essayé de voir la ville avec ses yeux.

Tokyo Ga de Wim Wenders

Le rapport à la vie d’Ozu, c’est quelque chose que vous tentez de perpétuer à travers ce nouveau film ?

Oui, Hirayama retrouve un peu l’esprit d’Ozu dans sa façon de regarder les gens, la lumière, la vie. J’ai d’ailleurs trouvé le nom de Hirayama dans un des films d’Ozu, Voyage à Tokyo [sorti en 1953, ndlr].

Cette façon de voir, c’est aussi un peu la vôtre ?

Un peu. Ce n’est pas pour rien qu’on reconnaît quelqu’un comme maître.

Anselm. Le bruit du temps de Wim Wenders, Les Films du Losange (1 h 33), sortie le 18 octobre

Perfect Days de Wim Wenders,Haut et Court (2 h 03),sortie le 29 novembre

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

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