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Festival de Biarritz 2023 · Tina Satter : « J’aime que le malaise surgisse d’un cadre normal »

  • Léa André-Sarreau
  • 2023-06-30

[INTERVIEW] La scénariste et metteuse en scène de théâtre américaine captive avec son premier long, "Reality", présenté en avant-première au Festival Nouvelles Vagues de Biarritz. Dans ce thriller politique en trompe-l’œil, elle traduit en images la retranscription réelle de l’interrogatoire à domicile de Reality Winner (géniale Sydney Sweeney), soupçonnée d’avoir divulgué des informations confidentielles de la NSA. La réalisatrice nous parle de ce fascinant true crime, qui se désintéresse progressivement de la culpabilité de son héroïne pour mieux disséquer les insidieux rapports de force genrés et la misogynie sourde de l'Amérique.

« Reality » de Tina Satter : une chambre à soi

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Vous avez d'abord adapté l’histoire de Reality Winner en pièce de théâtre. Qu’est-ce qui vous a poussé à la porter à l’écran ? 

La genèse du projet, c’est vraiment la découverte de ce script de l’interrogatoire du FBI [le film respecte scrupuleusement la retranscription écrite de cet échange, enregistré par le FBI lors de la perquisition du domicile de Reality Winner, une américaine de 25 ans jugée en 2018 au titre de l’Espionnage Act pour avoir fait fuiter des documents confidentiels de la NSA décrivant la tentative russe d'interférer dans l'élection présidentielle de Donald Trump en 2016, ndlr]. Ce document m’a fait l’effet d’une secousse. Dès la première page, il y avait quelque chose de fictionnel, de théâtral. Il y était mentionné les noms des « participants », comme s’il s’agissait des personnages d’une pièce : Reality, les deux agents du FBI, et un mystérieux « inconnu » qui m’a interpellé… J’ai tout de suite eu le sentiment de m’introduire dans un thriller, avec cet instinct qu’il fallait le transformer en matériau filmé. Mais comme je n’avais jamais réalisé de film, je l’ai d’abord monté en pièce à Off-Broadway [Is This a Room a été un énorme succès en 2020, ndlr].

Il paraît que vous n’avez jamais écouté l’enregistrement original, mais seulement lu la retranscription.  

C’est vrai. Ce matériau était tellement incroyable, les mots se suffisaient à eux-mêmes. A la lecture, j’ai trouvé ça si captivant que j’ai préféré laisser le champ libre à mon imagination. Cette jeune femme plongée au cœur d’un scandale géopolitique me paraissait si forte, si réelle, que je me suis lancé le défi d’incarner son histoire en respectant sa subjectivité, son caractère improbable, paradoxalement irréel. Le personnage de Reality est au cœur du récit, et en même temps, elle ne comprend pas ce qui se passe : elle est vulnérable, surprise. Que se passe-t-il quand des inconnus investissent votre maison, pénètrent dans cet espace d’intimité très précis ? A quel point c’est bizarre de voir quelqu’un entrer dans votre cuisine, votre salle de bain ?

Il fallait scruter tous les détails de cette étrangeté. C’était aussi une façon de dessiner une biographie implicite de Reality Winner, de faire entrer dans le cadre des éléments de sa vie impossibles à convoquer directement par la narration. La saisir une fin d’après-midi, en train de descendre de sa voiture, montrer son quotidien soudain suspendu, comme pour faire sentir son monde à elle, s’en sentir proche... Comme le script ne nous donne à comprendre que ses mots, la caméra devait faire comprendre l’implicite entre ses mots. Par exemple, la transcription écrite offrait une superbe opportunité d’imaginer, de scénographier l’intérieur de sa maison, avec tous ces détails incroyables de sa vie présents dans sa maison ce jour-là – son chien, son chat, ses journaux intimes, ses armes, ses photos…

Comment avez-vous travaillé la durée du film, pour qu’il semble correspondre au temps réel de l’interrogatoire ? 

Il y a bien-sûr quelques ellipses, qui correspondent aux longues pauses dans la transcription, des creux dans l’action. La transcription originale est très cyclique, le rythme est répétitif. Il a fallu chercher des astuces pour rester créatif au montage, tout en restant rigoureux sur le déroulé des événements, ne changer aucun détail. Nous avons naturellement compressé la durée de certains de certains échanges, par exemple quand les agents du FBI parlent de crossfit avec Reality. En même temps, nous voulions respecter le rythme un peu langoureux, qui donne la sensation que quelque chose s’éternise et s’embourbe, donc il ne fallait pas tout accélérer. Mais en respectant le temps réel de l’événement, le film aurait duré plus de 2 heures, et c’était impossible.  

Le film cultive un art du suspens avec quasiment rien – un huis clos, peu de personnages, une histoire qui a fait la une des journaux et dont on connaît l’issue. Comment avez-vous fait naître cette tension ? 

Toute la tension réside dans l’ascenseur émotionnel que ressent Reality, les sensations à huis clos qui l’ont traversées ce jour-là. Pour moi, Reality Winner était une citoyenne comme un autre, qui ne s’était pas préparée à sacrifier sa vie au prix des révélations qu’elle a faites, contrairement à Edward Snowden par exemple. Ça me fascinait de m’imaginer comment, progressivement, elle réalisait ce pour quoi le FBI était là, se demandait si elle devait rester, obéir, faire semblant de poursuivre cette conversation l’air de rien… Traquer sa trajectoire intérieure, trouver les bons emplacements de la caméra pour lui donner un peu de subjectivité dans cet espace claustrophobe. Il fallait que le spectateur ressente lui aussi cet étau qui se resserre, ce piège qui se referme, cette sensation d’être encerclé comme un animal. En plus généralement, de ressentir ce que c’est d’être une jeune femme qui doit rester dans un espace clos avec des hommes, en étant privé d’autonomie, de libre arbitre. Pour moi, ces moments très forts devaient aussi créer une compassion chez le spectateur, une emphase.  

 

Vous pensez que Reality Winner n’avait pas conscience qu’elle pourrait se faire prendre ?  

Je ne sais pas. C’est cette ambiguïté qui la rend si intéressante. Sydney Sweeney [l’actrice qui incarne Reality Winner, et qu’on a pu voir dans les séries The White Lotus ou Euphoria ndlr] dit, et elle n’est pas dans sa tête mais c’est probable, que Reality n’avait pas cette possibilité en tête. Je crois honnêtement qu’elle se disait, un peu naïvement peut-être, que les lanceurs d’alerte étaient protégés, que leur anonymat était respecté. Le FBI a perquisitionné son domicile trois heures après que le journal The Intercept a dévoilé le document [cet article décrivait la tentative russe d'interférer dans l'élection présidentielle de 2016, basé sur la divulgation anonyme de documents classés de la National Security Agency (NSA). Il sera révélé plus tard que c’est le journal The Intercept qui a aidé, par inadvertance, à retracer sa source]. Alors qui sait ? Peut-être qu’elle savait au fond, dans son corps, qu’elle le sentait sans se le dire. 

La première partie du film prend le contre-pied du film d’investigation : pas d’interrogatoire, une après-midi ensoleillée dans une banlieue rassurante…  

Ce point de départ me fascinait. La normalité de cette journée, la banalité de cette banlieue d’Augusta, en Géorgie, de cette maison témoin qu’elle loue. Je voulais montrer l’arrivée du FBI comme un basculement de cette existence morne vers la terreur. Car Reality, après ce moment, ne rentrera plus jamais vraiment chez elle… J’aime que le malaise surgisse d’un cadre normal, avec une tension sous-jacente. Je ne voulais pas faire un thriller, mais plutôt aller à l’encontre de ce qu’on attendu du genre. J’aime beaucoup les films de Sofia Coppola, qui sont traversés par des espaces féminins, émotionnels, logés dans la banlieue. Ils m’ont inspiré pour ce film. Chez cette réalisatrice, il y a une douceur, un implicite, comme un battement de cœur féminin que j’ai cherché à reproduire ici.  

En même temps, ce personnage de Reality a quelque chose de très masculin, qui menace peut-être inconsciemment les agents du FBI.  

Oui, l’espace de Reality est investi par des hommes, mais elle a elle-même des attributs très masculins : c’est une ancienne militaire, elle porte des armes, fait du sport de façon intensive, est très musclée. D’une certaine manière, elle a beaucoup en commun avec ces flics, partage leur jargon, est capable de parler sécurité... Elle a presque quelque chose de la butch [une personne de genre féminin qui adopte une apparence et un comportement socialement connoté comme masculin, ndlr]. Et en même temps, elle a quelque chose de girly, son arme est rose par exemple… 

Quelles questions de mise en scène se sont posées pour filmer le small talk de la première partie ?  

Je me suis mise dans la tête du personnage : d’un côté, elle pressent ce qui se passer. De l’autre, elle doit presque jouer la comédie, être dans la performance et se dire : « Ok, on va parler de sport pendant un petit moment. » Il fallait qu’elle se persuade un peu elle-même de la véracité de cette comédie. Peut-être aussi pour gagner du temps, pour se dire : est-ce qu’il y a une porte cachée par laquelle je peux m’échapper ? 

Sydney Sweeney a vraiment donné corps à cette performance. Avec ses gestes tout en retenue, cette façon de poursuivre une conversation que tu pourrais presque avoir pendant un barbecue. Elle brasse du vide, mais pressent qu’une menace couve. Elle parle de la pluie et du beau temps mais son corps se met en alerte. C’est comme des choses discordantes qui s’entrechoquent. J’adore cette idée qu’autour, il se passe des trucs déments et que tout foute le camp, mais que quand on se concentre sur le langage, tout est banal.  

Le film semble emprunter les codes de films d’horreur paranoïaque, lorsque l’héroïne consent presque à se faire séquestrer. C’est un genre auquel vous avez pensé ?  

Pas beaucoup. En fait, ma grande référence, c’est Michael Haneke. Ses films se déroulent dans un milieu social complètement différent, car très bourgeois. Mais je me suis inspirée de son cinéma qui est rempli d’espaces domestiques pénétrés. Chez ce cinéaste, il y a une notion de sécurité qui est menacée, un usage très pervers des téléphones portables… C’est une angoisse qui vous prend au ventre par des petites choses, plutôt que de vous attaquer frontalement par l’évidence de l’horreur.  

Vous utilisez plusieurs techniques de post production et de montage (disparition des acteurs, bruitages intrusifs) pour brouiller les informations sur les documents classés. Que vouliez-vous exprimer ici ?  

C’était d’abord pour respecter la transcription. A la lecture, c’est très étrange, car certains mots clés, certains passages concernant des informations militaires classées secret défense ont été censuré, expurgés, avalés. L’idée, c’était aussi, en post production, d’évoquer une situation de rapport de force, de contrôle, de pouvoir. A l’origine, le film parle d’un document, d’une information qui a disparu, mais aussi d’une lanceuse d’alerte qu’on veut faire taire. Alors on s’est dit : « Pourquoi ne pas faire disparaître nos acteurs ? ». On a trouvé l’idée très forte, hyper puissante.  

Ensuite, il a fallu peaufiner le travail sur le son et les bruits pour l’attention des spectateurs. Ces  glitches [des sauts sonores qui agissent comme des bugs et empêchent le spectateur d’entendre l’intégralité des dialogues, ndlr] qui se produisent autour des personnages forment une expérience à part entière. C’est une façon de faire sentir que la parole autour de ce scandale géopolitique est censurée.

A mesure que le film avance, il creuse une forme d’oppression latente : celle exercée par des hommes de pouvoir sur cette femme prise par surprise. Avez-vous senti cette dynamique de pouvoir dès la lecture de la transcription ? 

Oui, dès le premier « bonjour » de la transcription. Je ne sais pas si c’est une projection de ma part…  Mais je me suis tout de suite imaginée que deux étrangers toquaient à la porte de mon appartement, à New-York… Et n’importe quelle femme comprendra instantanément cette frayeur impossible à nommer. Cette question de genre s’est donc imposée de façon très claire. Les enquêteurs ont ses clés de voiture, son téléphone portable, la cloisonnent dans un espace fermé. Il n’y aucune femme pendant l’interrogatoire, jusqu’à ce qu’elle soit fouillée à la fin.  

Votre mise en scène suggère d’ailleurs à plusieurs reprise la misogynie banale, faussement inoffensive, des enquêteurs du FBI, en se resserrant de plus en plus sur le visage de votre actrice comme pour la piéger.   

Il fallait que la caméra épouse le personnage, car le film est essentiellement composé de visages et de corps. La proximité se fait crescendo : au début, Reality est saisie dans son environnement, en plans larges, puis en plans rapprochés, pour exprimer une captivité. Comme l’espace était très petit, nous avons beaucoup chorégraphié la position des corps, la façon dont les agents tournent autour de Reality, usent de leur masse comme des prédateurs pour lui faire comprendre qu’elle ne maîtrise plus son propre espace.  

Pensez-vous que Reality aurait écopé d’une peine de 5 ans, la peine la plus lourde jamais appliquée pour une lanceuse d’alerte, si elle n’avait pas été une femme ? 

C’est une question épineuse, et la réponse est insoluble. Il y a beaucoup de facteurs d’explication à cette lourde peine. Je suis hantée par cette vidéo d’archive que nous avons inséré à la fin du film. On y voit deux hommes en costume présenter le bulletin d'information sur l'arrestation de Reality. C’est très étrange, on y décèle clairement une persécution médiatique. La presse a utilisé les journaux intimes de Reality Winner, notamment en reprenant cette phrase qu’elle y avait écrite : « L’Amérique est la pire chose au monde ». Cette phrase a été retournée mille fois contre elle pour l’abattre. A ce que je sache, personne n’a fouillé ni divulgué les journaux intimes d’Edward Snowden ou Chelsea Manning. La presse a épinglé Reality comme une dangereuse criminelle – c’est une femme, donc forcément une menace. Certains sous entendaient qu’elle pourrait être une terroriste, parce qu’elle parlait le Farsi, le Dari et le Parsho. On se demandait : pourquoi une femme qui gagne tant d’argent habite-t-elle dans une maison si modeste ? Le sexisme s’insinue partout, et je vois là-dedans une misogynie implicite. C’est en tout cas une question de pouvoir – et bien sûr, le genre est intrinsèquement lié aux personnes qui accèdent aux postes de pouvoir. 

L’opacité du personnage de Reality repose sur le jeu de Sydney Sweeney, à la fois naïf et très décidé, sarcastique et obéissante. Comment avez-vous travaillé ces contradictions avec votre actrice ? 

C’est vrai que c’est un personnage sauvage, et en même très docile, car c’est une soldat. On en a beaucoup parlé avec Sydney. Il y a eu une évidence dans le choix de cette actrice : elle a un art parfait de la nuance, de l’ajustement. Sydney et Reality ont des parcours très différents mais elles partagent une même expérience de l’adversité, un passage à l’âge adulte précoce et violent : ce sont des jeunes femmes qui évoluent dans des sphères professionnelles très pointues, où se faire une place coûte cher, où il est difficile de s’imposer en restant soi-même. Sydney a du lutter pour devenir actrice, imposer sa singularité malgré l’image qu’on lui collait à la peau.  

Vous avez déclaré à propos du film : « Il s’agit presque d’une comédie de bureau à part entière ». C’est surprenant, non ?  

[Rires.] J’adore les sitcoms, les comédies de bureaux qui explorent le côté sombre et robotique de ce travail. On fait les choses sans se poser de questions, c’est très random… Quand j’ai appelé Reality pour lui parler du projet, elle nous a parlé des gens avec qui elle travaillait à la NSA, et c’était hilarant. D’abord parce que Reality a beaucoup d’humour, ensuite parce qu’elle racontait les détails ce train-train de la vie de bureau de façon très inattendue, avec beaucoup de recul. Je me suis dit : cette histoire entière pourrait être une comédie de bureau.  

Reality de Tina Satter, Metropolitan Film Export, 1h22, sortie le 16 août

Portrait : © David Goddard

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