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Philippe Quesne décrypte pour nous l’énigmatique expo conçue autour du « Livre d’image » de Godard

  • Léa André-Sarreau
  • 2019-10-16

Jusqu’au 20 octobre, le théâtre des Amandiers invite à prolonger l’expérience poétique et politique du Livre d’image de Jean-Luc Godard à travers un parcours artistique où dialoguent d’autres de ses œuvres et celles de ses proches collaborateurs. Conçue comme un itinéraire immersif au sein d’un lieu singulier et labyrinthique, l’exposition nous conduit, au fil des projections et des installations, à retracer la genèse de cet essai cinématographique puissant. Pour saisir certains de ses mystères, on a rencontré dans ce lieu chargé d’histoire Philippe Quesne, qui a imaginé l’événement avec Fabrice Aragno, Jean-Paul Battaggia et Nicole Brenez. Résultat : un entretien passionnant, à l’image des œuvres géniales et cryptiques de Godard. 

Lors du Festival de Cannes en mai 2018, Jean-Luc Godard annonçait qu’il n’envisageait pas de diffuser Le Livre d’image en salles. Est-ce à ce moment-là qu’est née l’idée d’accueillir le film aux Amandiers, dans un cadre plus libre que celui de la salle de cinéma ?

Le projet a effectivement germé à cette époque. Rapidement, nous avons eu envie de montrer le film hors des sentiers battus. Nous sommes entrés en contact avec les collaborateurs proches de Jean-Luc Godard, notamment Nicole Brenez qui a travaillé sur Le Livre d’image, et ils ont eu envie de nous confier l’accueil du film, de compléter son parcours tout en retraçant sa genèse, mais aussi de faire découvrir le Godard plus politique des années 1980 à travers ses courts-métrages et ses vidéos.

En quoi était-ce si important de révéler cette facette plus engagée de Godard ?

Il y a chez Godard une traversée de l’époque très active, qui est aussi profondément politique dans sa volonté d’inventer un nouveau processus de production au cinéma, de revendiquer l’autonomie de l’artiste en s’affranchissant des circuits classiques. Le Livre d’image, c’est l’aboutissement d’une carrière qui permet à un artiste génial de travailler librement, sans dépendre d’une institution. Godard a su réinventer les conditions d’existence de son travail, et ce film est l’une des traces de cette évolution jalonnée de questionnements : comment repousse-t-on les limites, comment finance-t-on l’art ? Le parcours devait témoigner de tout cela, en montrant comment certains films de montage très fragmentaires des années 1980  contiennent les prémisses du Livre d’image, un essai sans images tournées. Je pense aussi à cette interview de 1969 dans laquelle Godard, inspiré par le cinéma russe, explique déjà qu’il faut arrêter de tourner pour simplement assembler. On parle beaucoup d’écologie en ce moment ; il y a un peu de ça dans ce que dit Godard : arrêtons de produire, au sens large.

Il y a un peu plus de cinquante ans, Jean-Luc Godard prenait part au Mouvement du 22 mars qui agitait la faculté de Nanterre en préambule de Mai 68. Était-ce aussi une manière de le faire revenir symboliquement sur ses pas en l’invitant ici ? 

On se souvenait bien-sûr de ces événements, mais ce n’était pas très présent dans notre esprit, nous ne voulions pas tomber dans l’anecdotique ni le raccourci historique par rapport à Mai 68. C’est peut-être seulement maintenant que le théâtre est occupé que l’on réalise qu’il est porteur de rémanences, notamment avec la ville de Nanterre qui a profondément muté. C’est un lieu passionnant, à mi-chemin entre une moyenne et une grande ville, les banquiers de la Défense, un quartier populaire en train de s’éteindre et un campus étudiant… C’est aussi une bulle au milieu d’une forêt, un espace protégé du monde qui permet d’éviter le côté angoissant d’une rétrospective.

Le théâtre des Amandiers est un peu un anti-musée : on y déambule au hasard, comme dans un lieu de vie. Qu’est-ce que cette scénographie prosaïque permet de révéler de l’essai cinématographique de Godard ?

Nous voulions vraiment prendre en compte l’histoire du lieu, sans intervenir en changeant les décors.  Les salles sont des plateaux utilisés de façon non traditionnelle : nous y avons ajouté des fauteuils pour les transformer en salons au milieu desquels on a le droit de se perdre. Comme le théâtre est un lieu de travail, nous dévoilons l’arrière-scène, les coulisses – par exemple à travers les loges, où sont montrés des films plus intimes. Le parcours s’articule aussi autour d’un thème conceptuel, celui de l’archéologie. Contrairement aux galeries d’art aseptisées – qui ne conviennent pas à Godard –, le théâtre des Amandiers permet de travailler avec du matériel d’époque déjà à disposition, comme des écrans télé des années 1990.

Les pièces communiquent mais ont chacune une ambiance sonore propre, ce qui perturbe notre écoute, comme dans une symphonie. Etait-ce une façon d’attirer l’attention sur le son dans l’œuvre de Godard ?

La dimension sonore chez Godard est très puissante, il fallait la retranscrire comme une arborescence, en la faisant cohabiter avec l’espace du théâtre. Dans certains couloirs, le son produit un effet de contamination, donne une sensation de collage punk spontané, d’où émerge en off la propre voix de Godard en train de tisser des liens entre ses films. Ce dispositif est à l’image de son œuvre, tout en réflexions sur elle-même, en rebonds. Les bruits permettaient aussi de faire résonner la violence du Livre d’image, qui évoque beaucoup les conflits historiques du Moyen-OrientLe son des mitraillettes, des bombardements, des guerres, se mêlent à des extraits plus mélancoliques sur l’amour, comme des réverbérations plus douces.

Est-ce que cette dimension immersive et éclatée de l’expo est aussi une manière d’inciter le spectateur à refaire son propre montage du cinéma de Godard ?

Oui, il y a l’idée d’un œuvre d’art à reconstituer, d’un espace mental, mais aussi d’une promenade picturale. Godard est un peintre, il travaille sur des couleurs saturées, une typographie accentuée. Toute une innutrition avec l’histoire de l’art que le parcours retrace comme un chemin pour mener autrement vers Le Livre d’image. Par exemple, le fait de projeter Le Livre d’image sur un écran réduit permet un rapport plus intime : l’écran devient comme un tableau que l’on peut tenir dans sa main et emporter avec soi, à la façon d’un peintre qui remballe son cadre. Cette immersion permettait aussi de questionner le rapport de Godard aux nouveaux moyens technologiques. Chez lui, il y a toujours une préoccupation autour de ces procédés modernes – qu’est-ce que l’écran plat apporte comme contrastes, comme qualité de noir, de couleurs ? – mais pour mieux les déjouer. Ils lui servent à expérimenter, pas forcément à prouver que la technologie est l’avenir.

Images: Jean-Luc Godard / Parcours « Livre d’Image » – Théâtre Nanterre-Amandiers ©Martin Argyroglo

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