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Macha Méril : « J’ai l’impression que j’incarne un passé dont beaucoup de jeunes sont nostalgiques »

  • Joséphine Leroy
  • 2022-11-14

Visage malicieux de la Nouvelle Vague, comédienne de théâtre audacieuse, écrivaine et fidèle accompagnatrice de talents… À 82 ans, la fringante Macha Méril n’a rien perdu de la rébellion joyeuse de ses 20 ans. Alors que paraît son livre « L’Homme de Naples », sur son histoire d’amour mouvementée avec le grand photographe italien Luciano D’Alessandro, et avant une grande rétrospective organisée à la mi-décembre par la Cinémathèque française autour de la Nouvelle Vague, on l’a rencontrée dans son salon, entourées de tableaux abstraits et d’un camaïeu de fleurs roses et rouges. L’inclassable artiste remonte avec verve le fil de ses beaux souvenirs, engagés et amoureux.

Vous publiez L’Homme de Naples aux éditions L'Archipel. Pourquoi ressentiez-vous le besoin de reconstituer cette partie de votre passé sentimental ? 

Je suis à un âge où le passé me saute à la gueule. Ça m’est arrivé plusieurs fois. Une fois quand j’ai retrouvé Michel Legrand, mon amour de jeunesse [Macha Méril et le musicien, disparu en 2019, avaient vécu une courte idylle en 1964 à Rio, avant de se remettre ensemble en 2013, ndlr], au bout de cinquante ans, ce qui a bouleversé ma vie quand même. Le deuxième moment, c’est quand Jean-Luc Godard est décédé. Alors, tout d’un coup, on a redécouvert ce film formidable qu’est Une femme mariée [elle incarne l’héroïne de ce film sorti en 1964 et diffusé sur Arte, ndlr].

"Une femme mariée" de Jean-Luc Godard

Voir le film sur Arte

Vous aviez conçu à l’époque un roman graphique à partir des photogrammes du film.

 Oui, c’est le producteur Anatole Eliacheff, mari de Françoise Giroud [figure majeure de la presse française, qui a cofondé en 1953 L’Express avec Jean-Jacques Servan-Schreiber et a été secrétaire d’Etat à la condition féminine sous Giscard, ndlr], qui m’avait suggéré de faire quelque chose autour du film. J’ai eu l’idée d’utiliser les photogrammes. Et j’ai réalisé que quand on arrête l’image d’un film, elle n’est jamais tout à fait nette. Cette image légèrement bougée, ce réel qui échappe, c’est d’une beauté… Ça a donné ce livre collector [Journal d’une femme mariée, cosigné avec Jean-Luc Godard, et paru aux éditions Denoël en 1965, ndlr]. Le film lui-même est un petit miracle. Il est très spécial. Comme on dit en italien, « cotto e mangiato », « aussitôt cuit, aussitôt mangé ». Godard, il m’avait choisie parce que j’avais une charpente, une carrure, il pensait que je ressemblais à une sculpture de Maillol. Et il avait besoin du film pour aller à Venise. Sur le tournage, il était très chagriné par sa rupture avec Anna Karina. Il lui écrivait des bafouilles tous les jours. Il avait ce sujet des mystères de la procréation, du ventre des femmes en tête depuis un bon moment. Et donc il a pensé à cette héroïne qui a un mari, un amant et qui tombe enceinte. Elle va voir le gynéco – à l’époque, il n’y avait pas la pilule. Il lui demande : « Qui est le père s’il vous plaît ? » Et quand il comprend qu’elle ne sait pas, il est complètement désemparé. Le pauvre type, c’était un vrai gynéco ! Jean-Luc, c’était ça sa merveille, il mélangeait le reportage, le documentaire avec la fiction.

Extrait de Journal d’une femme mariée de Macha Méril & Jean-Luc Godard, 
Paris, Denoël, 1965

Godard 1960-1968 : Contrebandes à part

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Comment le film, qui aborde des enjeux très modernes, a-t-il été reçu ?

 On est allés à Venise, où il a été censuré, car c’était très catho, très à droite. Le film, qui s’appelait au départ « La femme mariée » - on nous a demandé de changer le « la » en « une » pour ne pas laisser penser que toutes les femmes étaient adultères - était considéré comme irrévérencieux. Ils voulaient me donner le prix d’interprétation, ils me l’ont enlevé au dernier moment, parce que l’église catholique a dit : « Pas possible, on ne peut pas couronner un tel film. » Godard a rejeté ses films du début de la Nouvelle Vague. Parce qu’il voulait tout le temps être à la pointe. Mais à cette époque, il avait quand même trouvé le « full lumière » : il demandait au chef opérateur Raoul Coutard de suréclairer toutes les pièces où il tournait. On le voit dans Le Mépris. Il avait inventé quelque chose pour vaincre le côté très réaliste du cinéma. Il l’a dit lui-même : il n’était pas un cinéaste mais un chercheur.

Une femme mariée de Jean-Luc Godard (1964) © Gaumont

Votre corps est très fragmenté dans Une femme mariée. Un peu comme dans Au pan coupé de Guy Gilles.

 Oui, je suis tout le temps là, mais en tous petits morceaux. Et Guy Gilles a été très influencé par tout ça. Mais c’était compliqué après Une femme mariée parce que je sentais que je risquais d’être la femme d’un seul film. Il y a une autre actrice qui a été la femme d’un seul film, c’est Renée Falconetti, qui a fait La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer.

« Je pense que vous, votre génération, êtes héritière de tout ce que nous, on a déblayé à ce moment-là »

Votre expérience avec la Nouvelle Vague a été de courte durée, pourtant vous en êtes un des visages les plus marquants. La Cinémathèque organise d'ailleurs une grande rétrospective autour de ces films à la mi-décembre. Vous vous sentez icônisée ?

J’ai l’impression que j’incarne un passé dont beaucoup de jeunes sont nostalgiques. Il semblerait que la Nouvelle Vague, ça leur parle. Il y a une chercheuse qui m’a contactée récemment pour faire un livre sur les actrices de la Nouvelle Vague. Et je me suis rendu compte que j’étais la dernière survivante. Enfin, il y a Alexandra Stewart [vue dans des films de Pierre Kast mais aussi Louis Malle, le père de sa fille, ou François Truffaut, ndlr] et moi. Les autres – Anna Karina, Bernadette Lafont… -, elles ont toutes disparu. Je n’avais pas réalisé vous savez.

D’un côté, ça me donne une mission : celle d’être en forme, pour montrer que nous n’étions pas des femmes quelconques. Et ça, je le crois sincèrement. Et je pense que vous, votre génération, êtes héritière de tout ce que nous, on a déblayé à ce moment-là. Et ce qui était formidable, c’est que le cinéma a eu un rôle considérable dans l’émancipation des femmes. Non seulement parce qu’il y a eu l’avènement de cinéastes femmes comme Agnès Varda – d’ailleurs, je trouve que l’arrivée des femmes dans le cinéma l’a beaucoup professionnalisé –, mais aussi par sa manière d’aborder certains sujets. Quand on me dit que Godard était misogyne, je dis : « Mais attendez une minute, il a parlé des femmes en des termes très nouveaux. » Et je pense que c’est une des raisons pour lesquelles ses films choquaient. Alors bon, je vais me faire des ennemis – elle en particulier –, mais quand on me dit : « Brigitte Bardot, femme libre », non ! C’était une femme-objet. C’était exactement le fantasme des hommes. C’était tout ce que nous avons essayé d’éviter d’être.

Sur le site de l’INA, il y a une archive de vous datant de 1959. C’est votre toute première télé. On vous voit près de la Sorbonne puis à votre premier casting. L’homme qui vous caste vous dit qu’il recherche un visage plus allongé que le vôtre mais que vous pourriez bien faire l’affaire. Qu’est-ce qui se passait dans votre tête à cet instant ?

Ah oui ! C’était sur le boulevard Saint-Michel. Et le type qui m’avait interviewée, qui a fait de la politique après, était une espèce de salopard qui me draguait à mort. Je l’ai rabroué, en prenant le risque qu’il ne passe pas l’interview. Moi, quand j’ai commencé, j’avais 17 ans, j’étais blonde avec une choucroute, on se mettait des trucs autour de la taille et tout [elle mime une ceinture qu’elle serre, ndlr] – avec ma silhouette droite, je me rappelle encore comme ça me faisait mal ! – parce que c’était le modèle absolu. Mais j’ai vite compris que c’était la fausse route. Il faut bien replacer les choses dans le contexte, et c’est ça qui j’espère pourra être un enseignement pour la génération de maintenant : à cette période-là, nous étions tous politisés. Et moi, cette prise de conscience, je la dois à mes compagnons, aux étudiants de Saint-Germain-des-Prés. J’étais pas du tout dans un milieu politisé.

Je viens d’une famille émigrée russe [la famille Gagarine, d’ascendance noble, qui est arrivée en France dans les années 1920 avec le statut d’apatride, comme elle le raconte dans son livre Vania, Vassia et la fille de Vassia, ndlr], on faisait tout ce qu’on pouvait pour survivre. C’était ça le premier objectif. Mes sœurs étaient plutôt de droite, gaullistes. Et moi, j’étais championne de be-bop [une danse de jazz née dans les caves de bistrots de Saint-Germain, ndlr], donc évidemment, j’étais fauchée complètement mais j’ai rencontré beaucoup de monde. Et donc tout ce cinéma-là qui naissait a correspondu à un éveil. On était de gauche et en combat. Il fallait lutter contre De Gaulle, qui incarnait le siècle précédent, une bourgeoisie que nous rejetions.

Comment avez-vous vécu cette effervescence de la Nouvelle Vague ?

Alors l’ambiguïté de la part de tous ces braves jeunes cinéastes, c’est que tout de même, ils faisaient du cinéma et usaient leurs fonds de culotte à la Cinémathèque pas seulement pour l’amour de l’art, aussi pour avoir de jolies filles ! Nous, les filles, on voulait seconder l’art cinématographique – qui, à ce moment-là, rattrapait son retard sur le Nouveau Roman ou l’architecture nouvelle. Grâce à Godard mais aussi Pierre Kast et d’autres. Il fallait secouer ce cinéma qui était plan-plan. Il y a des gens qui n’ont pas aimé du tout, qui n’ont pas embrayé. Je comprends, mais vous savez, c’est toujours comme ça : quand il y a une poussée très moderne, en général, le public ne suit pas. C’est avant tout des experts, des gens désireux de la montée du progrès qui comprennent tout de suite.

Pendant et après la guerre d’Algérie, il y avait des cinéastes qui faisaient un cinéma d’extrême-droite. Nous, on était en guerre contre ça. Et il y avait de quoi. La société française était très archaïque. Et nous, les femmes, on a été les premières à fumer dans la rue, on commençait à s’autoriser à porter des pantalons. Et moi, par exemple, je m’étais inscrite à l’école du TNP [le théâtre national populaire, fondé en 1920, ndlr], dirigée par Jean Vilar, et pas au Conservatoire – qu’on considérait comme très bourgeois. Chaque film qu’on faisait était l’objet d’une grande discussion : une discussion publique et une discussion entre nous, entre les réalisateurs, les producteurs – Anatole Dauman [qui a produit des films de Godard, Chris Marker ou Alain Robe-Grillet, ndlr] ou Marin Karmitz [fondateur de la société mk2, qui édite ce magazine, ndlr] –, mais aussi les acteurs. J’avais deux mythes : celui de l’Actor Studio, d’abord.

J’ai assouvi mon désir parce que je suis allée aux Etats-Unis dans les années 1960. Mais j’ai trouvé ça ridicule. J’ai joué dans Who’s been sleeping in my bed? avec Dean Martin et L’Espion avec Montgomery Clift. Je n’ai pas aimé du tout cette expérience américaine… J’adorais le cinéma de Cassavetes, Tennessee Williams. Et puis j’avais ce deuxième mythe, cette fois tout à fait valable : c’était le cinéma italien.

Vous vous êtes installée en Italie juste après ? 

Oui, je suis partie y vivre pendant dix ans. Pendant les années 1970, il y avait les Brigades rouges. Rossellini, Visconti étaient morts, ça a tout brouillé. Et c’était trop tard pour me rattacher à ce cinéma que j’aimais tant. Mais ça, c’est l’histoire de la vie. J’ai épousé Gian Vittorio Baldi, un producteur de documentaires. Ce coup de foudre pour l’Italie, je l’ai toujours. Les gens vivent bien, mangent bien, s’habillent bien, sont drôles, sympathiques, un peu filous. J’ai sillonné le pays du nord au sud. Partout, ce qui m’a frappée, c’est cet art de vivre. Ça ressemble beaucoup à ce que la Russie a été pendant une période – pas depuis Poutine mais avant. Il y avait une sorte de fraternité qui faisait que c’était vivable.

Ça n’a pas été des années heureuses professionnellement, parce que je n’avais pas le physique d’une femme italienne. Je parlais italien sans un poil d’accent, mais ils ne me considéraient pas… Je n’oublierai jamais Philippe Noiret, avec qui j’ai tourné un film là-bas [Soupe de poissons de Fiorella Infascelli, 1992, ndlr], qui me disait : « Ouh là là, moi j’apprends pas l’italien, et je ne veux pas de maison, je veux habiter à l’hôtel. Je veux qu’ils me considèrent comme un étranger. » Et il avait raison. A partir du moment où j’ai montré patte blanche, ils ne m’ont plus considérée. Après mon histoire d’amour avec Baldi, j’ai eu celle avec mon photographe [Luciano D’Alessandro, ndlr], qui n’était pas une histoire aboutie, mais une histoire quand même. Et donc avec le livre L’Homme de Naples, je veux rendre hommage à toutes les histoires qui ne marchent pas. Elles ne sont peut-être pas moins fondatrices que celles qui sont durables.

« Pour nous, les films de Verneuil, tout ça, c'était du caca »

Quelle est la première image de cinéma qui vous a marquée ?

Quand j’étais petite ? Je ne sais pas, parce qu’on n’allait pas beaucoup au cinéma. Vous savez, à l’époque, les gens allaient au cinéma du coin sans trop se demander ce qu’ils allaient voir. Moi pas du tout. J’ai tout de suite été à la Cinémathèque. J’avais été frappée par Citizen Kane, Rossellini... Et pour nous, les films de Verneuil, tout ça, c’était du caca. Je trouve qu’on n’est pas assez radical maintenant.

Vous n’avez jamais pensé à passer derrière la caméra ?

 J’ai fait un film, Alla Turca. Je n’ai pas réussi à avoir l’avance sur recettes du CNC car à l’époque c’était Jeanne Moreau la présidente et elle me détestait – je ne peux pas vous raconter, mais il y a une longue histoire entre nous. Finalement, je l’ai fait pour la télé. Ce film est bien, correct, mais je pense que je suis trop multiple pour pouvoir faire ce métier. Il faut être un peu monomaniaque et ne faire que ça. Moi, c’est pas mon truc. J’aime beaucoup recevoir, jouer au théâtre, écrire… Je mets mes œufs dans plusieurs paniers. Et puis il y a tellement d’interlocuteurs, de commissions, d’examens… Je trouve qu’on paye trop cher le fait de faire des films.

En revanche, vous avez été productrice. Après avoir lu le scénario d’Au pan coupé de Guy Gilles, vous avez fondé la société « Macha Films » pour soutenir le film, sorti en 1968.

 Oui, ça, j’ai fait. Surtout pour soutenir mes aspirations artistiques. Il y a les films de Guy oui, mais j’ai aussi produit Les Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson, j’ai co-produit un film de Pasolini, de Jean-Marie Straub… Ma société existe toujours, mais je m’occupe surtout de théâtre. Cela dit, je viens de déposer un projet à l’avance sur recettes pour un film musical sur Michel Legrand, qui est un peu ambitieux parce que dès qu’on touche à la musique… Les droits musicaux, c’est épouvantable. Ça coûte une fortune.

Vous parliez de votre côté touche-à-tout. Guy Gilles, que vous avez bien connu, contrôlait de près tous les éléments de ses films : le scénario, la mise en scène, la musique... Il était photographe aussi.

Oui. Et il écrivait beaucoup. Il était très épris de l’écrivaine américaine Carson McCullers. Quand on avait fait Au pan coupé, il avait eu un accueil incroyable de Marguerite Duras. Elle disait que c’était le plus beau film d’amour qu’elle avait jamais vu. Il était dans cette lignée-là. J’avais aussi fait avec lui le très beau Le Crime d’amour [sorti en 1982, ndlr]. Quand il a commencé à faire autre chose, ça n’a pas marché. Il y a eu deux, trois personnes autour de lui qui se sont entichés et ont pensé qu’il avait un talent formidable et qu’il fallait qu’il fasse un grand film. Il aurait dû rester comme Marguerite Duras. Continuer à faire ses films très singuliers, forts, beaux, artisanaux, avec son talent à lui.  Les trois grands films que j’ai pu faire, c’est celui de Godard, Au pan coupé de Guy et Roulette chinoise de Rainer W. Fassbinder. C’est quand même des gens qui étaient libres. C’est-à-dire qu’ils pouvaient tourner sans avoir un producteur sur le dos. Ils ne dépendaient pas d’une puissance économique. Ils travaillaient seuls, et moi c’est quelque chose auquel je crois beaucoup.

« J’ai tendrement aimé Guy Gilles. Si le sida ne l’avait pas emporté, je pense qu’il aurait continué à être un immense cinéaste. »

Longtemps invisibilisée, l’œuvre de Guy Gilles renaît – fin octobre, elle a fait l’objet d’une rétrospective. Comment votre rencontre s’est-elle faite ?

 C’était tout à fait particulier. Guy me croise dans la rue – il habitait rue de Sevigné, pas loin d’ici. Il me dit : « Oh ! J’ai envie de te filmer. » C’était pas : « J’ai un scénario pour toi. » Alors ça, j’ai trouvé que c’était brut, animal. Et je pense que chez les très grands cinéastes, c’est ça le moteur. Après, il avait son sujet en tête, il voulait faire un film avec Patrick Jouané [son compagnon, qui a joué dans quasiment tous ses films, ndlr]. On tournait par bribes. On était cinq, six. Guy était charmant, mais toujours tendu, solitaire. Je ne l’ai jamais vu bailler ou se reposer. Il regardait tout. Comme mon photographe, il avait toujours son appareil Leica autour du cou. J’ai tendrement aimé Guy. Si le sida ne l’avait pas emporté, je pense qu’il aurait continué à être un immense cinéaste.

Macha Méril et Patrick Jouané dans Au pan coupé de Guy Gilles (1968)

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Dans son cinéma, il y a un visage qui marque, un fantôme qui hante, c’est celui justement de Patrick Jouané. Quels souvenirs avez-vous de lui ? 

Il était comme ses personnages : c’était un garçon perturbé, alcoolique, avec des parents probablement tout aussi alcooliques. Un fugueur. Il correspondait à ce fantasme de l’homme imprenable, libre. Je pense que Jean Marais, qui était drôle, bon vivant, a incarné la même chose pour Cocteau. Et Cocteau, qui lui-même n’était pas un cadeau – il était héroïnomane, morphinomane –, n’a jamais eu le sentiment de le posséder tout à fait.

Quels ont été vos plus grands exploits comme actrice ?

Je pense au tournage du film de Fassbinder [Roulette chinoise, sorti en 1976, ndlr]. Je jouais une sourde-muette. Il fallait faire des gestes très compliqués.  Et dans une scène, il me faisait danser avec des béquilles et il fallait que je tombe à la renverse comme ça [elle mime la chute, ndlr]. Et je devais parler avec la langue des signes. J’ai découvert par ce film qu'elle n'est pas internationale, comme on lit sur les lèvres. Donc il fallait que j’apprenne la réplique en allemand et ensuite que je fasse les signes. Avec Agnès Varda aussi, qui m’a foutue à poil dans une baignoire pour Sans toit ni loi, électrocutée [dans ce film culte, Macha Méril incarne madame Landier, une spécialiste des platanes qui raconte, juste après avoir échappé à une électrocution dans son bain, sa rencontre fortuite avec Mona, la jeune vagabonde au destin tragique, incarnée par Sandrine Bonnaire, ndlr].  Mais c’était pour me brimer un peu parce que j’avais demandé qu’elle engage Stéphane Freiss [qui y joue un ingénieur agricole qui sauve madame Landier, et avec lequel Macha Méril a vécu une histoire d’amour, ndlr]. Ça me rappelle une femme morte que j’ai jouée dans Profondo Rosso de Dario Argento. Là, c’étaient vraiment les effets spéciaux. Et c’était long à tourner. J’avais des bouts de vitre collés sur le cou pendant des heures. C’était pas très amusant. Mais avec les très grands comme ça, je suis d’une docilité totale. 

Macha Méril dans Roulette chinoise © 1976 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION

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Vous étiez proche de Marguerite Duras. Vous n’avez jamais collaboré ensemble ?

 J’ai failli faire un film avec elle. C’est une histoire formidable. Elle avait écrit un scénario pour moi et Lucia Bosè [grande actrice italienne vue chez Antonioni, Fellini ou Francesco Rosi, ndlr] – la plus belle de toutes, elle avait un nez à la Barbara, quand je l’ai vue j’ai été très troublée, j’ai eu la même réaction qu’un fan. Le scénario de Marguerite s’appelait La Chaise longue [adaptation de son livre Détruire, dit-elle, sortie en 1969, ndlr]. Elle n’avait pas encore réalisé de film et cherchait quelqu’un. On est allées toutes les trois voir Joseph Losey en Angleterre. Il nous a vues, nous a écoutées et nous a dit : « I don’t work on imposed cast. » [elle l’imite en fronçant les sourcils puis rit, ndlr]. Marguerite était vexée comme un pou ! En revenant dans l’avion, je lui avais dit : « Mais Marguerite, faites-le vous-même. » C’est moi qui lui ai mis le pied à l’étrier. Et elle a fait La Chaise longue mais sans Lucia et moi [avec Catherine Sellers et Nicole Hiss, ndlr] ! Ça n’a pas empêché qu’on reste proches. L’année dernière, j’ai fait la pièce Sorcière à partir de ses textes. Ça parle de condition féminine, et ça passe de choses très triviales à des textes plus philosophiques. J’aurais vraiment voulu qu’elle soit là pour la voir.

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La critique de cinéma Murielle Joudet a récemment sorti un livre sur le rapport des actrices à leur vieillesse, La Seconde femme. Vous, vous avez l’air extrêmement en paix avec votre âge.

Ce qui est le plus difficile à digérer pour un acteur, c’est d’être éternel. Moi, je suis dans toutes les cinémathèques du monde, pour toujours. Et dans des moments de ma vie splendides. Mais j’ai un recul avec ça, et une indulgence avec les choses du passé qui m’ont fait souffrir. Heureusement qu’on trie, que tout ce qui a été à vif et qui vous a peut-être tourmenté, ce n’est pas ça qui reste. Regardez [elle nous montre des photos d’elle jeune, présentes dans le livre L’homme de Naples, ndlr]. Quand même, c’est superbe !

Je trouve que le regret est une notion absolument pauvre. C’est pour ça que je déteste la psychanalyse. Parce qu’on te dit qu’on va te réparer, qu’on va te remettre droit et que tu t’es trompé. On ne se trompe pas. Au moment où on prend la décision, on prend la décision qui était juste à ce moment-là. Et puis la vieillesse n’est pas quelque chose de catastrophique, au contraire. Je pense même que je suis plus belle qu’avant. Sans blague. Je n’ai jamais rien fait, je veux voir mon visage changer. C’est un âge magnifique que j’ai. Ça donne un certain pouvoir.

Et puis je regarde peu en arrière mais quand je le fais, je ne me condamne pas. Ça n’a pas toujours été rose : j’ai eu des moments de dépression épouvantables et des doutes, un grand malheur, qui est celui de ne pas avoir eu d’enfant, et des histoires qui n’ont pas été couronnées de paix ou de succès. Mais je les ai vécues quand même. Les gens me disent : « Dites donc, vous avez eu une vie sentimentale… » Je leur réponds : « Ecoutez, oui, mais c’était une histoire à la fois ! » Le pire ennemi de tout individu, c’est la peur. C’est très difficile car la société vous en inocule très rapidement. Je dirais que si j’ai un mérite, c’est celui-là : ne pas avoir eu peur.

: L'homme de Naples de Macha Méril (L'Archipel)
: « La Nouvelle Vague, 21 indispensables », du 14 décembre au 2 janvier 2023 à la Cinémathèque française

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