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Claire Marin : « Au fond de nous, il y a toujours cette attente d’un autre printemps »

  • Jean-Marie Durand
  • 2023-03-28

Qu’est-ce qu’un début dans la vie ? Quelles formes épousent tous les commencements qui rythment notre existence, de la naissance d’un amour à la perte d’un être cher ? Dans une réflexion lumineuse et labyrinthique, aussi intime qu’universelle, Claire Marin interroge cette expérience fondatrice, durant laquelle nos affects s’intensifient. « Les Débuts » marque l’accomplissement du travail sensible de la philosophe, dans lequel chaque lecteur reconnaît ses propres expériences.

La vie n’est-elle qu’une succession infinie de débuts ?

Elle n’est pas infinie, et c’est précisément à mesure que l’on en prend conscience que l’on prête attention aux débuts, à leur intensité, qu’on essaie de la retrouver ou que l’on se réjouit d’assister aux débuts des plus jeunes autour de nous. C’est parfois quand on croit que l’on ne vivra plus de grands débuts (une nouvelle amitié, un autre amour, un changement de vie) qu’ils resurgissent et nous surprennent. Je crois qu’au fond de nous il y a toujours cet espoir d’un nouveau début ou d’un recommencement, cette attente d’un autre printemps. On espère revivre cette émotion de l’inédit, cet enthousiasme.

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Vous faites une distinction conceptuelle et sensible entre le début et le commencement, en notant que le début tranche, interrompt le temps, « là où le commencement s’y écoule paresseusement ». En quoi le début est-il une étincelle, une puissance explosive qui brise le cours des choses ?

Certains débuts sont une réelle interruption du cours des choses. Ils marquent l’entrée dans une nouvelle période de notre existence, la validation d’une étape, la reconnaissance ou la prise de conscience, parfois soudaine, d’éléments importants de notre identité. Ils relèvent alors d’une logique de l’instant décisif. Dans le commencement, le rapport au temps me paraît différent, s’inscrivant d’emblée dans une durée qui s’étire, là où le début nous tombe parfois dessus comme la foudre. C’est cette fulgurance-là qui est assez fascinante, qu’elle soit excitante ou dramatique. La manière dont elle redessine nos parcours, trace des lignes inattendues, la part de surprise dans nos vies, c’est passionnant et inquiétant à la fois.

Vous distinguez différents types de débuts : ceux qu’on décide, ceux qu’on improvise, ceux qui ravissent, ceux que l’on rate… Cette variation signifie-t-elle qu’il est impossible de réduire le début à une seule expérience ?

Oui, il y a des débuts qui s’imposent à nous, des coups de foudre amicaux ou amoureux, des révélations intérieures de l’ordre de la vocation par exemple. Mais il y a aussi, dans les apprentissages, des essais, des tentatives qui ne mènent nulle part. Du moins au premier abord, car il y a peut-être des débuts avortés qui poursuivent leur chemin de manière moins consciente et qui continuent en nous pour réapparaître plus tard.

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Dans votre essai, vous écrivez ceci : « On peut parler d’un début quand le monde paraît changé, quand je ne le regarde plus de la même manière. » Serait-ce cela, la matrice d’un début : le moment d’une transformation de soi, une exaltation intense, un sentiment de vivre vraiment ?

Il n’y a pas nécessairement une transformation de soi radicale, elle peut être un infime décalage, mais il se produit une modification de notre représentation du monde, des autres ou de nous-même. On change légèrement d’angle, et cela suffit pour nous permettre de regarder autrement ce qui était devenu trop familier et faussement évident. Cela produit une nouvelle curiosité, un appétit, un élan neuf et, en effet, un sentiment plus intense d’exister. C’est aussi, dans certains cas, le point de départ d’un affranchissement ou d’un accomplissement de soi jusqu’alors impossible, l’expression de ce qui germait en nous sans réussir à s’affirmer. Il y a des instants libérateurs.

Spontanément, l’idée de début renvoie aux histoires d’amour, aux apparitions comme chez Gustave Flaubert, ou à l’amour maternel comme chez Romain Gary, à la nostalgie que leur amorce suscite. N’aimer que les débuts : comprenez-vous cette tentation qui se transforme souvent en amertume ?

Je la comprends, et c’est un vrai problème. J’adore les moments où l’idée créatrice, le sentiment passionné, surgit, où ça se précipite en nous, alors que la suite de l’histoire ou l’achèvement du projet, même s’ils sont heureux ou satisfaisants, n’ont pas cette même intensité. Plutôt que de parler d’amertume, j’évoquerais la nostalgie, qui est liée à cette puissance des sentiments du début, à l’excitation, à la fébrilité qu’ils produisent, à l’imaginaire délirant qu’ils peuvent enclencher. On a le souvenir de ces premiers moments qui nous laissent comme assoiffés, selon la métaphore de Romain Gary. Ces débuts sont des promesses jamais entièrement tenues, qui nous condamnent à la déception réitérée, mais qui peuvent aussi enclencher un dynamisme par la trace d’absolu qu’ils laissent en nous.

Peu d’entre nous connaissent dans leur vie de grands débuts, selon vous ; on commence discrètement, modestement, on s’inscrit dans un mouvement plus large que nous. Gilles Deleuze dit qui l’on ne commence jamais par le début mais par le milieu. Diriez-vous qu’en dépit du déroulement continu de la vie, défendu par Henri Bergson, vous avez éprouvé des débuts tranchants, des brisures, à la manière de Gaston Bachelard, qui parlait de la « réalité décisive de l’instant » ?

Chacun d’entre nous est capable d’identifier des moments tranchants, où le monde se dédouble, où l’on bascule dans une autre réalité, exaltante ou tragique. Une parole, un geste, une décision et on peut vivre dans l’irré­parable ou, au contraire, ouvrir un champ de possibles jusqu’alors inimaginables. Une déclaration d’amour, une annonce de diagnostic, un coup de fil dans la nuit, il y a les débuts, heureux ou catastrophiques, qui tracent la ligne entre la vie désormais et celle d’avant. Pour ma part, les premières années de ma vie d’étudiante, le premier manuscrit accepté ou la naissance de ma fille en constituent le versant lumineux.

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Existe-t-il des instants précis durant lesquels vous avez décidé d’être celle que vous êtes devenue ?

Je dirais que choisir la philosophie était un pari et le début, sans que je m’en rende vraiment compte à l’époque, d’une direction assez différente de celles qui m’étaient familières. S’il faut identifier des instants précis, ce serait plutôt dans des paroles, prononcées peut-être un peu à la légère par des professeurs ou des inconnus surpris de me voir passer des heures à écrire, et qui m’ont encouragée sans le savoir à continuer à noircir des cahiers. Puis des rencontres avec des éditeurs qui sont autant de nouvelles étincelles.

L’une des belles idées de votre livre est de suggérer qu’une existence est une impulsion plutôt qu’un tout, que quelque chose persévère obstinément en nous, même après l’effacement. Être à sa place, pour reprendre le titre de votre précédent livre, est-ce accepter l’idée de mobilité et de plasticité de cette place, que notre place n’existe qu’à la mesure de nos déplacements constants et des promesses qu’ils annoncent ?

Oui, nos places sont mouvantes, ne serait-ce que dans l’intériorité de notre conscience, nous vivons des tremblements intérieurs. C’est ce qui fait aussi l’intérêt de l’existence : expérimenter d’autres places, voir ce qu’elles révèlent de nous, ce qu’elles mettent à l’épreuve, se découvrir différent de celui qu’on croyait être, capable de ressources insoupçonnées. Mais cela n’est pas sans risque, on peut se perdre aussi à virevolter d’une place à l’autre.

 

« Claire Marin – Commencer, recommencer : qu’est-ce qu’un début dans la vie ? » Rencontre modérée par le journaliste 
Jean-Marie Durand (Philosophie magazine), suivie d’une signature, le 11 avril au mk2 Bibliothèque à 20 h tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | − 26 ans : 5,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 € | livres en vente à l’issue de la séance

• Les Débuts. Par où commencer ? 
de Claire Marin (Autrement, 160 p., 19 €)

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