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L'île vue par... Guillaume Monsaigeon, philosophe : « On peut parler d’îles recolonisées par la télé-réalité »

  • Juliette Reitzer
  • 2022-07-23

En 2019, il était commissaire, avec Jean-Marc Besse, de la foisonnante exposition «Le Temps de l’île », au Mucem, à Marseille.

Qu’avez-vous découvert au fil de vos recherches sur les îles ?

L’incroyable variété des regards et des disciplines mobilisées : la littérature, le cinéma, la peinture, l’économie, l’anthropologie, la géopolitique. Partout, le motif de l’île est un outil pour nous penser nous-mêmes, penser nos sociétés, l’histoire, le futur. Pour l’exposition au Mucem, on a abouti à un projet plutôt philosophique et un peu provocateur, qui était de dire : l’île n’existe pas. Les définitions juridiques, par exemple, c’est du grand n’importe quoi – il faut que la terre émergée ne soit pas recouverte à marée haute et que cette terre soit viable, qu’on puisse y assurer une vie. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Plus on avance et moins c’est clair, et on voit bien que plutôt qu’une soif de connaissance, ce que les îles déclenchent, ce sont des passions, des pulsions, des désirs. En fait, les îles sont des accélérateurs. Elles accélèrent à la fois notre peur de l’impasse, d’un lieu d’où l’on ne peut pas sortir, et le grand fantasme de la modernité occidentale, l’île pensée comme espace de liberté.

L'île vue par... Thierry de Peretti

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L’île est donc un pur fantasme occidental ?

Oui, l’île en général, et l’île déserte en particulier, est un fantasme occidental. Il y a eu pas mal d’étapes dans la construction de ce fantasme, mais on peut identifier deux grands moments. D’abord la Renaissance, avec le livre Utopia de Thomas More, qui invente une île comme modèle politique. Il y a des petites polémiques sur l’étymologie du terme « utopia » : est-ce que c’est le lieu qui n’existe pas, ou le lieu de bonheur ? L’autre grande invention, c’est évidemment Robinson Crusoé de Daniel Defoe. J’ai découvert l’invraisemblable succès de cet ouvrage à partir de sa publication, en 1719 : des milliers de rééditions, des centaines de traductions. Il n’y a pas un philosophe qui n’ait pas travaillé sur Robinson Crusoé. Ce succès montre bien que, comme tout mythe, l’île révèle quelque chose de notre conception occidentale.

L'île vue par... Sébastien Marnier

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Pourquoi l’île fascine-t-elle les artistes ?

Au début du XXe siècle, avec le tournant conceptuel, l’artiste se pose en penseur, avec un discours critique sur la société. À partir de là, les artistes se saisissent des îles un peu comme les pirates s’en étaient saisis au XVIIIe siècle, avec par exemple Libertalia [colonie libertaire qui aurait été fondée par des pirates sur l’île de Madagascar à la fin du XVIIe  siècle, ndlr] et toutes ces îles de pirates qui étaient la possibilité de créer un autre monde, un monde alternatif. Les artistes se sont emparés des îles parce qu’effectivement elles permettent de repenser un petit monde complet, alternatif. L’île décuple l’imaginaire.

L’île est aussi un décor de télé-réalité…

Les émissions comme Koh-Lanta montrent une réalité économique de ces îles devenues des studios de télévision. Il y a vraiment l’idée de l’île comme une réalité plastique dont on peut se saisir. Parce que c’est une île, on peut la façonner, on peut y créer des infrastructures qu’on ne pourrait pas créer ailleurs. Et cela, on peut parler d’îles recolonisées par la télé-réalité. Il y a vraiment cette idée de s’emparer, de déformer, de transformer. Et on constate que ce n’est jamais pour souligner la singularité, les particularités de langue, de mode de vie ou d’histoire, mais au contraire pour homogénéiser, pour standardiser. C’est à nouveau l’île selon nos fantasmes occidentaux.

L'île vue par... Ruben Östlund

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Les îles nous fascinent aussi pour leur proximité avec la nature. Quel lien entretiennent-elles avec l’écologie ?

Il y a un côté sentinelle : l’île nous dit avant le continent ce qu’il en est de la montée des eaux, de la multiplication des épisodes d’ouragans. Donc l’île, ce n’est pas seulement l’éloignement dans l’espace, mais c’est aussi une relation temporelle. En urbanisme, l’île a toujours été un modèle – déjà à l’époque romaine, on parlait d’insula [immeuble d’habitations qui apparaît à la fin du IIe  siècle avant J.-C., ndlr]. Mais depuis le XXe siècle s’est développée aussi l’idée de la ville archipel, où l’île est mise en relation avec d’autres espaces. En écologie aussi, on en est maintenant à penser que rien n’est jamais isolé. On est sur la grande île qu’est la Terre. C’est intéressant de voir comme le modèle de l’île évolue vers un modèle du réseau d’îles.

La tradition d’accueil sur les îles prend des échos très contemporains avec la crise migratoire, de Lampedusa en Italie à Lesbos ou Samos en Grèce…

La tradition d’accueil, on la voit bien par exemple dans L’Odyssée d’Homère [fin du VIIIe siècle avant J.-C., ndlr] qui est un des livres fétiches en matière d’insularité puisque Ulysse passe d’île en île. Cette hospitalité des insulaires à l’égard de l’inconnu, de l’altérité, elle est attestée par tous les travaux des anthropologues. On sait par exemple que le peuplement des îles du Pacifique s’est fait parce que les gens ont traversé 3 000 kilomètres d’eau sur des pirogues. Tout ce que les textes et les traditions océaniennes rapportent, c’est que le modèle était vraiment celui de la mixité et de l’acculturation par les échanges. Aujourd’hui, cette tradition se transforme en obligation imposée par les États, non pas d’accueil ou d’hospitalité, mais de centre de rétention. Il s’agit non pas de bien traiter, mais au contraire de reléguer sur l’île pour éviter l’envahissement du continent. C’est une vraie violence qui est faite.

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