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Des baisers ambigus dans « Pickpocket » de Robert Bresson

  • Jérôme Momcilovic
  • 2019-03-08

Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : des baisers moins chastes qu’on ne pourrait le croire dans Pickpocket de Robert Bresson.

Le drôle de chemin qu’il lui a fallu prendre : on le sait. La fin de Pickpocket est peut-être la scène la plus connue de toute l’œuvre de Bresson, et les mots de Michel, la musique de Lully, le « quelque chose » qui illumine la figure de Jeanne, tout émeut chaque fois comme la première. Serge Daney a expliqué pourquoi, avec une histoire de « points de capiton » empruntée à Lacan. « De temps en temps, disait-il, on enfonce un clou dans le mur pour que le film tienne – et le mur, c’est le public. Bresson, lui, ne “capitonne” qu’une fois par film, plutôt vers la fin, par exemple la dernière scène de Pickpocket. »*

Mais qu’est-ce qui fait capiton? La rédemption de Michel, la ride qui creuse son front entre les yeux et ramène sur le visage la fragilité qu’avait un peu masquée, dans le métro et jusqu’en Angleterre, l’illusion de sa maîtrise? Lully à qui Bresson passe le relais de sa partition de bruits? Le « quelque chose » sur le visage de Jeanne et qu’on a tôt fait de ranger en point d’orgue dans la description d’un chemin chrétien vers la grâce? Ou les baisers : Michel qui, à travers la grille, embrasse deux fois le front de Jeanne et Jeanne qui rend le baiser à sa main? À raconter seulement ces baisers, à dire que Michel baise le front de Jeanne et que Jeanne lui baise la main, on aurait à l’esprit des gestes pieux, encouragé par la chrétienté de Bresson et le scénario de rédemption. Mais sur le front de Jeanne, deux fois, ce n’est pas un baiser simplement déposé : la bouche de Michel s’attarde, se répand, se barbouille de la peau blanche qui s’offre à elle.

Baisers à demi-mots

Dans le carré minuscule par où la grille permet le baiser, les lèvres vont et viennent, le visage roule de gauche à droite, et gauche et droite encore, tout comme au commissariat on laisse aller et venir son pouce pour faire une empreinte d’encre. Peut-être, d’ailleurs, est-ce là le geste véritable que dicte à Michel son inconscient, Michel qui voulait tant se faire prendre et dont Cocteau disait qu’il s’évanouit de joie au contact des menottes. Le baiser de Jeanne, sur la main de Michel, est un peu plus chaste mais lui aussi dure légèrement trop longtemps, et si Lully ne recouvrait pas tout, on entendrait sûrement Jeanne respirer à pleins poumons la peau du pickpocket. Le capiton, c’est l’empressement adolescent et maladroit de ces baisers, où vient finalement s’éteindre la souplesse froide de tous les gestes dont le film a fait collection.

Sous la rigueur, la volupté

Et cet empressement, cette maladresse au moment de s’abandonner à la volupté, on les trouve ailleurs chez Bresson. C’est ainsi que Lancelot se jette sur Guenièvre dans Lancelot du Lac, ou Guy Frangin sur Dominique Sanda dans Une femme douce. On sait bien que Bresson, qu’on a dit si raide et janséniste, a fait en vérité le cinéma le plus sensuel qui soit. Quand Michel vole dans le métro, quand il couve ses victimes du regard et fait glisser leur portefeuille sans presque toucher leur manteau, il est lui-même le plus érotique des personnages, et en cela plus qu’aucun autre l’émissaire de Bresson. Or c’est souvent le drame des sensuels, de ne plus savoir quoi faire de leurs gestes quand leur désir bute sur le fait accompli. En s’apprenant à être pickpocket, Michel s’est appris à toucher tout le monde sans toucher personne. S’il voulait tant la prison, c’est peut-être qu’elle seule l’autorise à toucher enfin Jeanne, libéré parce qu’empêché par la grille érotique. « Pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre »: c’est à Jeanne qu’il parle, mais à la grille qu’il pense en secret.

* »Le cinéma a renoncé à la gestion de l’imaginaire social », entretien avec Serge Daney par Jean-Michel Frodon, publié dans Le Monde du 7 juillet 1992, repris dans La Maison cinéma et le Monde. IV. Le moment Traffic 1991-1992 (P.O.L, 2015)

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