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Quand le cinéma met les bébés dans tous leurs états
- Timé Zoppé
- 2021-11-29
Passant pour les êtres les plus mignons de l’espèce humaine, les bébés n’ont pourtant pas souvent trouvé grâce au cinéma. Réduits à l’allégorie chez John Ford et Akira Kurosawa, monstrueux chez David Lynch ou Roman Polanski, pantins chez Leos Carax, utilisés comme levier comique ou dramatique… les nourrissons ont seulement été célébrés par une poignée de cinéastes, comme Coline Serreau ou Pedro Almodóvar, pour ce qu’ils sont : des êtres à part entière, dotés de subjectivité, innocents mais conscients.
C’était notre grand choc de la Mostra de Venise, en septembre dernier. En sortant de la séance de Madres paralelas, un constat : personne n’avait si bien filmé des bébés que Pedro Almodóvar dans son nouveau film. Deux femmes nouent leur destin en accouchant d’une fille, en même temps, à la maternité. Gros plans incroyables, chaleureux et répétés, sur des bambins magnifiques (celui qu’on voit le plus est incarné par Luna Auria Contreras, qui a grandi au fil du tournage jusqu’à atteindre presque 2 ans dans le plan final), insistance sur la fusion charnelle entre le corps maternel et le nourrisson…
À les découvrir si photogéniques, on s’est demandé pourquoi ils n’avaient pas été davantage célébrés au cinéma. C’est pourtant avec eux que tout a commencé. Le Repas de bébé, une séquence de quarante et une secondes montrant Auguste Lumière et son épouse nourrissant leur petit, est au programme de la première séance de cinéma de l’histoire, le 28 décembre 1895 au salon indien du Grand Café. Des bébés, on en a vu ensuite à l’écran, bien sûr, mais soit en tant qu’accessoire – mémorable scène d’American Sniper de Clint Eastwood (2015) dans laquelle Bradley Cooper berce un faux bébé en plastique, en faisant laborieusement croire qu’il bouge –, soit en lui conférant une valeur ajoutée symbolique par le biais d’un décalage avec la réalité.
DIVIN ENFANT
Ainsi de la séminale scène du landau dans Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein (1926), l’une des plus célèbres de l’histoire du cinéma, qui montre un bébé dévaler dans sa poussette le monumental escalier d’Odessa après que sa mère a été tuée par des soldats tsaristes. Une descente si longue qu’elle en devient irréaliste, servant une allégorie : le bébé symbole de l’innocence de tout un peuple, menacée par l’État qui tente d’étouffer l’insurrection populaire. Jusqu’aux années 1960, le nourrisson dans la fiction représente l’innocence. Souvent, il est le maître étalon de la valeur morale de personnages masculins, en même temps qu’il offre un contrepoint doux à leur dureté virile. Ainsi du nouveau-né orphelin recueilli au milieu du Fils du désert de John Ford (1950) et de celui abandonné à la fin de Rashōmon d’Akira Kurosawa (1952), qui montrent chacun un trio d’hommes face à un bébé.
Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein (1925)
Chez Ford, des bandits (dont John Wayne) deviennent les parrains d’un nouveau-né confié par sa mère mourante, dans une relecture de l’épisode biblique des rois mages. Un « butin » peu banal, qui oblige soudain les trois ours mal léchés à la droiture, à l’apprentissage du care et au sacrifice. Même utilisation du bébé à des fins morales pour conclure l’incroyable Rashōmon. Le nouveau-né trouvé par les trois protagonistes, qui sont reliés par un crime, permet à Kurosawa d’apporter une lueur d’espoir à sa sombre fable sur la nature humaine en montrant autant d’attitudes face à une telle rencontre : l’un des héros vole les kimonos de l’enfant, tandis qu’un autre l’adopte, sous le regard attendri du bonze, qui retrouve ainsi foi en l’homme. Une pureté sacralisée de la petite enfance qui traverse tout le cinéma classique, bientôt subvertie par une nouvelle ère cinématographique.
En vidéo : les couleurs chez Akira Kurosawa
Lire l'articlePETITS MONSTRES
Au gré de l’ébranlement des carcans moraux pendant les sixties, de nouvelles vagues de cinéma éclosent dans le monde, comme le Nouvel Hollywood aux États-Unis. Avec la fin du code de censure Hays, certains tabous de représentation sautent, laissant les cinéastes épancher leurs fantasmes outrageux. De petit Jésus innocent, la figure du bébé se mue alors en monstre démoniaque – quoi de plus anticonformiste ? Dans Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1968), le nourrisson du titre n’a même pas besoin d’être montré pour horrifier. Sa mère, rongée par des visions paranoïaques pendant sa grossesse, est persuadée, à la fin du film, d’avoir enfanté le diable. Si, chez David Lynch, dans son premier long métrage Eraserhead (1980), le poupon est visible, on aurait préféré qu’il ne le soit pas : c’est un être atroce, sorte de bébé raptor sans membres, répugnant et insupportable, que son père – qui doit s’en occuper seul, à la suite du départ de la mère – finit par tuer.
Eraserhead de David Lynch (1977)
Vidéo : les décors sombres et fantasmatiques imaginés par David Lynch dans Eraserhead
Lire l'articleDans La Mouche de David Cronenberg (1987), la compagne (Geena Davis) du héros en train de se transformer en mouche (Jeff Goldblum) cauchemarde qu’elle donne naissance à une immonde larve géante, quand toute la série des Alien métaphorise les bébés sous la forme d’extraterrestres hideux et rampants qui perforent le ventre de leur parent humain pour voir le jour. La révolution sexuelle amorcée dès les années 1950 a reconfiguré l’imaginaire familial : les couples hétéros ayant désormais majoritairement accès à la contraception, la procréation n’est plus une conséquence naturelle du mariage mais un choix, ce qui implique une plus grande responsabilité. La perspective d’avoir un bébé peut sembler écrasante, voire carrément tétanisante – en particulier pour les pères (tous les films cités ci-dessus ont été écrits par des hommes).
Alien : le huitième passager de Ridley Scott (1979)
BABY BOSS
Mais, là encore, les bébés servent de simples faire-valoir à ceux qui s’en occupent. Il faut attendre 1989 avec la sortie d’Allô maman, ici bébé d’Amy Heckerling pour enfin s’intéresser à la subjectivité des nouveau-nés. La scène d’ouverture montre le parcours des spermatozoïdes jusqu’à l’ovule pour aboutir à la fécondation. Un fœtus se forme dans l’utérus, et un bébé naît. La grande originalité de cette comédie avec Kirstie Alley et John Travolta, c’est que l’on entend tout le long, en off, la voix de l’enfant. Amy Heckerling, qui signe aussi le script, imagine non seulement les émotions derrière les pleurs et les rires du bébé, mais dépeint en même temps des parents attentifs à cet aspect, qui cherchent à nouer une relation avec lui et pas uniquement à pallier des besoins mécaniques comme la faim. Dans la même veine, Bébé part en vadrouille (1994), scénarisé par John Hughes, suit un petit qui parvient à échapper à ses kidnappeurs en s’inspirant de son livre illustré préféré. Cette révolution du regard a sans doute été induite par l’avènement du teen movie dans les années 1980, dont Amy Heckerling (Fast Times at Ridgemont High, 1983) et John Hughes (Breakfast Club, 1985) sont des figures clés.
On peut imaginer que la pensée de la pédiatre et psychanalyste française Françoise Dolto, qui a fondé dès la fin des années 1960 des théories majeures comme le fait que l’enfant est une personne et que, chez lui, tout est langage (gestes, regards, premiers déplacements), a infusé et est parvenue aux Etats-Unis à cette époque : les premiers âges sont maintenant dignes d’intérêt. Sauf que, là encore, un bébé doit être « augmenté » pour mériter d’être au cœur d’un film. À peine sorti du ventre de sa mère, le petit garçon d’Allo maman… fait déjà des blagues graveleuses et drague ses congénères en poussette, tout comme le bébé toon de Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (Robert Zemeckis, 1988) qui est en fait un adulte beauf à l’intérieur, ou le nouveau-né en costume-cravate de Baby Boss de Tom McGrath (2017), qui cache un espion au charisme de startupeur.
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D’autres films opèrent un décalage non pas comique mais dramatique. Dans le court métrage Bébé colère de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (2020), un nourrisson en images de synthèse nous confie son histoire trash, son alcoolisme et son désarroi de ne pas trouver sa place dans le monde. Dans Annette de Leos Carax (2021), le bébé des héros (Marion Cotillard et Adam Driver) est « incarné » par une marionnette, manière de critiquer la tendance de certains adultes à regarder les enfants comme des jouets, sans s’inquiéter de leur ressenti. « Baby Annette » est d’ailleurs considérée comme un pantin par son père, qui l’exhibe en exploitant son talent pour le chant après avoir tué sa mère. On se souvient aussi du dérangeant bébé d’Edward et Bella dans le dernier volet de la saga Twilight (Bill Condon, 2012), dont le visage étrange en image de synthèse devait refléter l’étonnante maturité de ce nourrisson surnaturel.
Bébé colère de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (2020)
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Lire l'articleD’autres films récents montrent des bébés phénomènes en live action, cette fois avec tendresse, prenant le temps de s’attarder sur de véritables nourrissons. C’est le cas de celui qui développe une maladie rarissime dans La guerre est déclarée de Valérie Donzelli (2011), ou du petit héros ailé de Ricky de François Ozon (2009). Sourdent ainsi l’angoisse des adultes de ne pas savoir s’occuper des enfants dans un xxie siècle chaotique et la peur que leur progéniture doive apprendre à voler de ses propres ailes après seulement quelques mois de vie. Et les bébés d’avoir toujours besoin d’être un peu plus que des bébés pour obtenir du temps à l’écran.
Ricky de François Ozon (2009)
L'ENFANCE NUE
En 1985, un ovni : dans 3 hommes et un couffin (énorme succès en salle avec dix millions d’entrées en France), Coline Serreau inverse les ressorts du canevas classique. Un trio d’hommes écope d’un bébé (qu’ils ne jetteront pas avec l’eau du bain, puisqu’ils en deviennent accros), mais la situation n’est qu’un prétexte pour filmer longuement une petite fille, ses soins (a-t-on déjà vu plusieurs scènes de changement de couche dans un même film ?), les choix concernant sa nourriture et les câlins que son entourage – à la ramasse mais aimant – lui prodigue.
Trois hommes et un couffin de Coline Serreau (1985)
Pedro Almodóvar enfonce le clou ce mois-ci avec Madres paralelas, en rafraîchissant le cadre. Au lieu d’hommes peu dégourdis, deux femmes aux désirs de maternité différents, mais à la tendresse débordante. Si des drames se jouent entre adultes sur des questions de filiation, Almodóvar respecte l’innocence des bébés, il les protège en ne les montrant jamais comme directement menacés, en ne se servant pas de leur image autrement que comme origine de l’amour viscéral qui fait le moteur du personnage joué par Penélope Cruz. En donnant la sensation d’un long câlin avec des bébés, le film prouve ainsi qu’on peut montrer la petite enfance très simplement, comme un véritable et passionnant monde en soi.
« Madres Paralelas », le flamboyant mélo de Pedro Almodóvar avec Penelope Cruz
Lire la critiquePhoto de couverture (c) El Deseo - Iglesias Mas