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Et le cinéma créa… de vraies jeunes filles

  • Lily Bloom
  • 2023-10-27

[DÉCRYPTAGE] Les premiers mois de jeunes filles en fleur, qui se hâtent avec effroi de passer de l’autre côté, soutifs bourrés de coton, on a la sensation de les avoir vus cent fois au cinéma, dans tous les genres. Après les films définitifs sur la question de Catherine Breillat (“Une vraie jeune fille”, 1975 ; “À ma sœur” !, 2001) et de Céline Sciamma (“Naissance des pieuvres”, 2007), tout semblait avoir été dit. Pourtant, devant l’électrisant “How to Have Sex” de Molly Manning Walker, on a l’impression d’une première fois. D’où vient cette sensation ?

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Au cinéma, le dépucelage des garçons hétérosexuels est majoritairement traité sous la forme de la comédie (American Pie de Paul et Chris Weitz, 1999 ; 40 ans, toujours puceau de Judd Apatow, 2005). Dans les années 2010, les cinéastes anglo-saxons ont commencé à appliquer leur programme dans des versions féminines racoleuses (Easy Girl de Will Gluck, 2010 ; Contrôle parental de Kay Cannon, 2018). Perdre sa virginité y est vu comme une simple étape de développement personnel, vidée de toute symbolique, d’enjeux, sinon celui de s’inscrire à tout prix dans la norme. 

Sous leur apparence subversive et ludique, couleurs pop, « poom poom shorts » qui s’agitent sur des musiques tonitruantes, ces films sont une négation totale de l’armageddon intime vécu par les jeunes filles. Dans The Sex List de Maggie Carey (2013), les expériences listées par une étudiante qui se fait un devoir de perdre sa virginité semblent tout droit sorties de YouPorn et sont très éloignées des fantasmes féminins. Mais, quand ils ne sont pas affolés par les petites culottes (American Beauty de Sam Mendes et la série des Sexe Intentions 1, 2 et 3 au tournant des années 2000), certains films à propos de la perte de virginité des filles creusent autrement le sujet et ont des similitudes troublantes depuis l’inattendu Les Petites Chéries de Ronald F. Maxwell (1980), qui mettait en scène, avant tout le monde, deux jeunes filles décidées à perdre leur virginité au plus vite.

C’est l’été, presque toujours, dans les Landes, en Bretagne, dans des campings, des résidences hôtelières, un ailleurs morne et ensoleillé (ce qui pose une première question : peut-on perdre sa virginité en hiver au cinéma ?). Les jeunes filles s’y ennuient dans une errance empêchée (Diabolo menthe de Diane Kurys, 1977), scrutent leurs corps avec inquiétude, s’apprêtent avec méthode, dans la langueur des journées qui s’étirent.

Elles courent vers leur risque, grisées par leur nouveau pouvoir de séduction, qu’elles exercent dans des malls (Smooth Talk de Joyce Chopra, 1985), aux terrasses de cafés. Qui sont-elles, ces jeunes filles qui ont passionné les réalisateurs, de Jean Renoir à Abdellatif Kechiche en passant par Maurice Pialat, Robert Bresson et François Ozon (notamment avec le court métrage Action vérité, en 1994) ? De « vraies jeunes filles » – pour reprendre le titre du premier film de Catherine Breillat –, vierges donc, selon la définition de l’inspectrice de l’évêché dans Et Dieu… créa la femme (Roger Vadim, 1956). Des créatures mi-fillettes mi-femmes, joues pouponnes peinturlurées de rouge vif.

Dans le premier film de Breillat, l’actrice Delphine Zentout porte cette ambiguïté à son point d’incandescence, entre ses moues boudeuses et sa rage. Des jeunes filles indisciplinées, « unruly girls » pour reprendre les termes de Mary Ann Doane dans l’essai The Desire to Desire (1987), prêtes à tout pour se débarrasser de cette virginité, tout en redoutant d’être touchées. Elles guettent l’homme, souvent plus âgé, qui passe en décapotable, inconscientes des prédateurs qui les guettent dans l’obscurité (Smooth Talk), parce qu’elles tentent à tout prix d’échapper à un environnement qui les contraint, quand il ne les emprisonne pas totalement (Virgin Suicides de Sofia Coppola, 2000 ; Mustang de Deniz Gamze Ergüven, 2015). 

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Les parents geôliers sont souvent absents, absorbés par le travail, le chagrin, ou tout simplement renvoyés hors champ (Naissance des pieuvres de Céline Sciamma). Leur autorité est atmosphérique. Pour autant, comme le disait Shailene Woodley (qui campait l’héroïne de White Bird de Gregg Araki, 2014) dans une interview au Hollywood Reporter en 2014, en s’amusant d’avoir perdu quatre fois sa virginité au cinéma : les filles le font « pour les autres ». Cet instant intime ne leur appartient pas. C’est comme si tout l’univers le redoutait et en guettait les stigmates. « Est-ce que j’ai changé ? » demande l’héroïne de The Diary of a Teenage Girl de Marielle Heller (2015) juste après l’acte, comme si l’on en portait la marque sur le front. 

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PERTES ET FRACAS

Au-delà de l’exploration de la défloration des jeunes filles, le motif de ces films est un état des lieux d’une société. 36 fillette nous emporte dans la France des campings des sixties, variétoche à fond ; dans Virgin Suicides, ce sont les banlieues riches des années 1970… Ces récits d’apprentissage sont tous empreints d’une certaine cruauté, quand ils ne servent pas franchement le puritanisme.

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Dans Smooth Talk, le coming-of-age lumineux et vintage vire au thriller poisseux lorsque le personnage joué par Laura Dern ressent son premier vertige sexuel, pour devenir un home invasion sordide quand un méchant garçon aux faux airs de James Dean sonne chez elle, un dimanche après-midi. Alors que le film était empli de ses éclats de rire, sa virginité lui sera arrachée. Un plan sur une bagnole décapotable dans la campagne déserte, le viol hors champ, insoutenable. Attention à la jeune fille qui s’aventure dans les bois : le loup y était. Et l’on repense aux règles d’or énoncées dans Scream (Wes Craven, 1997) pour survivre à un slasher quand on est une femme : ne jamais avoir de relations sexuelles. 

Catherine Breillat, elle, invite les filles à s’aventurer dans la forêt profonde avec lucidité. Au cœur d’À ma sœur !, film-essai sur la perte de virginité – puisqu’il s’agit de perdre quelque chose –, deux sœurs. L’une, Anaïs (Anaïs Reboux), laissée pour compte, invisibilisée par ses kilos, observe avec son regard perçant l’autre, Elena (Roxane Mesquida), l’aînée à la beauté aliénante, vivre ses premiers émois sexuels, sans se douter que sa beauté est une prison. Lorsqu’Elena perd sa virginité dans le secret de leur chambre d’adolescentes, elle passe à l’arrière-plan, on ne voit plus que ses jambes sur fond de soupirs. Anaïs, elle, sanglote au premier plan. Pourquoi pleure-t-elle ? Par jalousie ? Non, elle pleure d’une perte diffuse, d’un mensonge. L’amant italien a offert une bague à sa sœur pour obtenir le droit de « rentrer », une opale qui ne lui appartient même pas. La jeune fille, lucide, pleure tandis que la princesse de conte disparaît du cadre.

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Leurs deux pertes de virginité dialoguent avec âpreté. Celle d’Anaïs aura lieu par effraction, à la fin du film, sur un bord d’autoroute. Un homme comme une figure archaïque effroyable d’animus surgit, tue mère et sœur et l’emporte, elle, dans les bois. La scène est de l’ordre du fantasme. Lorsqu’il l’agresse, Anaïs parvient symboliquement, par son calme, à rester maîtresse de l’acte. D’une certaine manière, elle a gagné, elle s’est débarrassée de cet instant sans mystification. Elle qui disait « c’est dégueulasse ceux qui pensent que ça les concerne, c’est dégueulasse d’être vierge » maintiendra aux policiers qu’elle n’a pas été violée. Cet instant lui appartient. Dans cet assaut brutal, elle trouve une forme de vérité.

Une vraie jeune fille de Catherine Breillat

Breillat filme ici son visage, comme elle le fait depuis la fellation d’Une vraie jeune fille. D’À ma sœur ! à Smooth Talk, le plaisir est absent de la scène-clé. L’acte est un moment insignifiant, vide, violent, volé, une absence que l’on ne prend pas le temps d’étudier, car il surgit le plus souvent en fin de film. Dans How to Have Sex, il est considéré comme un vrai bouleversement, au point de scinder le métrage en deux. 

ONDE DE CHOC

Sur le papier, l’histoire de How to Have Sex a pourtant un fort air de déjà-vu. Tara, une jeune femme décidée à perdre sa virginité avant la fac, plonge tête la première dans les réjouissances d’une sorte de spring break en Crète avec ses copines délurées. Mais, dans ce décorum criard, Molly Manning Walker réussit à saisir le vertige existentiel de son héroïne.

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La force du film est de confronter une réflexion héritée de Céline Sciamma, Catherine Breillat, Chantal Akerman ou Diane Kurys à l’esthétique de teen movies qui s’adressent au public d’American Pie ou de Spring Breakers de Harmony Korine (2013). Elle le fait dans les codes de sa génération post #MeToo, en posant de manière plus nette la question du consentement. La scène où Tara perd sa virginité est une grimace de scène romantique, bâclée, froide comme la mer dans laquelle le jeune Paddy la plonge de force quelques minutes auparavant. Il la déshabille et, en un instant, il est en elle, on ne voit plus son visage, qu’une main sur du sable, qu’elle déteste. C’est fini, c’est fait. La scène est brève. Tara erre ensuite seule dans les rues désertées du village vacances, parmi les godets colorés abandonnés sur le sol. 

Le reste du film documente avec sensibilité l’onde de choc. Qu’est-ce que je fais là ? Tara se force à grand renfort d’alcools forts à faire semblant de vivre, comme sa copine le répète, ses « meilleures vacances », mais n’y parvient plus, comme si son personnage réalisait qu’il s’était trompé de film. C’est en étirant l’implosion intime que Molly Manning Walker pervertit la forme du teen movie et signe un film fondamentalement féministe. Elle révèle ainsi la mystification douteuse de ces films d’apparence inoffensive et faussement militants. Comme Tara, bercées par des fictions trompeuses, de nombreuses jeunes filles se jettent dans les spring breaks avec enthousiasme comme on pénètre dans un magasin de bonbons, sans réaliser que ce sont elles, les bonbecs. Avec délicatesse, Molly Manning Walker leur ouvre les yeux. 

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