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Cassandre Warnauts : « C’est sûr qu’il y a eu un basculement avec Grave, on nous propose de plus en plus de films de genre »

  • Timé Zoppé
  • 2021-07-19

En plus du génial « Titane », Palme d’Or 2021, la société de production belge Frakas, fondée par Jean-Yves Roubin, étale un catalogue impressionnant : "Atlantique" de Mati Diop, "La Fille au bracelet" de Stéphane Demoustier ou encore "Réparer les vivants" de Katell Quillévéré. La productrice Cassandre Warnauts y travaille depuis plus de 10 ans. Elle nous a raconté la joie qu’elle éprouve à s’investir pleinement dans des projets parfois exigeants, souvent risqués, mais finalement toujours gratifiants.

Cet entretien a été réalisé en février 2021, avant la réouverture des cinémas.

Pourquoi avoir choisi la production ?

J’ai fait l’université de Liège en arts du spectacle. En début de master, je suis tombée sur une petite annonce : Jean Yves, le fondateur de Frakas, cherchait une stagiaire production pour son premier court métrage. Il m’a proposée de travailler chez Frakas en parallèle de mes études. Ça m’apportait l’aspect pratique que je n’avais pas eu à l’université. J’ai eu la chance d’apprendre sur le tas, dans une structure qui démarrait. J’ai été d’abord assistante de production, Jean-Yves m’a progressivement confié la production de courts-métrages, puis des premiers longs sur lesquels je me suis lancée par affinité avec les auteurs.

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Si vous deviez le résumer : à quoi tient votre engagement ? Qu’est-ce qui vous meut ?

Jean-Yves a toujours affirmé une ligne éditoriale assez forte. Il voulait notamment faire du genre à une époque où c’était presque impensable en Belgique, les commissions de sélection classiques n’en voulaient pas. On y est arrivés progressivement. On s’est retrouvés sur cette envie de défendre des auteurs avec des points de vue singuliers, des thématiques qui peuvent effrayer. Un film m’a confirmée que je voulais être productrice quand j’étais encore assistante : Post-Partum de Delphine Noëls, en 2013.

Ça parle donc du post-partum et d’une mère infanticide. Ça n’a pas été simple à diffuser, le film n’est même pas sorti en France. Il a eu une belle carrière en festivals, une super presse en Belgique, mais même ici on n’avait pas trouvé de distributeur, donc on l’a sorti nous-mêmes, ce qui était un vrai challenge.

Ca n’a pas fait des entrées de fou mais on est ravis de l’avoir fait. On ne pouvait pas laisser tomber, abandonner sur une étagère un film qu’on avait porté sur autant d’années. C’est l’événement fondateur qui m’a donné envie de continuer l’aventure.

Quelles sont pour vous les valeurs primordiales, celles qui vous guident ?

Déjà, l’intégrité par rapport à l’idée de base d’un réalisateur. Ce qui n’est pas facile, c’est qu’eux fantasment leur film, mais nous on doit le mettre sur un marché qui n’est pas toujours en attente des mêmes valeurs. Il s’agit de garder cette ligne en conseillant, en orientant. Un des points forts de la boite, c’est notre exigence, notre volonté de rester fidèles aux projets, jusque dans les volontés de casting par exemple.

C’est vrai qu’un visage connu ou « attendu » peut amener des financements, aider à la diffusion parce que ça va aider à convaincre un vendeur international par exemple. L’écueil, c’est de tomber dans la facilité, que ça vienne appauvrir le projet. On l’a vu sur plein de films : si la facilité pour avoir des financements peut sembler payante au départ, c’est au final toujours les prises de risque qui le sont plus.

Quels risques êtes-vous justement prête à prendre pour produire un film ? Quel projet vous a le plus coûté ?

En Belgique, on est quasiment toujours tournés vers de la coproduction car financer un film avec uniquement de l’argent belge, c’est faisable mais difficile. Pour les coproductions avec des pays étrangers, ça ne nous intéresse pas de juste amener le tax shelter [un avantage fiscal destiné à encourager l’investissement dans des œuvres cinématographiques belges, ndlr] pour couvrir un petit volume de dépenses. On s’investit totalement sur les projets qu’on suit même si on est une petite structure. On tient à accompagner les auteurs.

Le premier long que j’ai produit, c’était celui de Marta Bergman, Seule à mon mariage [sorti en France en 2019, ndlr]. On demandait beaucoup d’efforts à l’équipe et aux comédiens, on tournait parfois dans des conditions difficiles, dans des villages roms très pauvres en Roumanie. Mais quand on a reçu les retours…

Je pense que l’équipe était très contente, c’est important de sentir qu’on fait partie d’un groupe. La sélection à l’ACID du festival de Cannes nous a récompensés très vite de cet investissement, mais aussi la première projection en Roumanie avec toutes les familles qui se sont retrouvées dans le parcours de l’héroïne. Voir que notre intuition avait tapé juste, ça n’a pas de prix. En fait, c’est difficile de dire que le film nous a coûté, parce que c’était gratifiant.

Vous avez produit ou coproduit beaucoup de premiers longs métrages (Grave, Seule à mon mariage, Girl, Atlantique…) C’est un hasard ou une volonté ?

On adore suivre les auteurs du court au long. Je suis en plein développement du long d’Aline Magrez, L'Idylle, parce qu’on a fait un court métrage ensemble il y a un an. J’aime bien accompagner les auteurs sur le long terme, ça permet d’approfondir les relations de confiance.

En 2019, on a tourné deux premiers longs, La Ruche de Christopher Hermans et Sans soleil de Banu Akseki, qui est un film très exigeant, qui fleurte avec le genre. C’est dur parce qu’on n’a pas de perspective de sortie pour l’instant. On a interrompu les inscriptions en festivals en 2020, on les a reprises cette année, on sait tous qu’un embouteillage arrive… Sur un premier film belge, un petit coup de projecteur d’un festival, c’est tellement déterminant ! Comme on prend souvent les projets au tout début de l’écriture, ça peut être six ans de boulot avant de pouvoir le présenter.

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La dimension engagée des thèmes évoqués dans un scénario compte-t-elle beaucoup dans la décision de le produire ?

C’est vraiment au coup de cœur. Il n’y a pas de calcul à l’avance, mais avec le recul, on se rend compte qu’on a produit beaucoup de réalisatrices, entre Julia Ducournau, Katell Quillévéré, Mati Diop, et nos réalisatrices belges : Delphine Noëls, Aline Magrez, Banu Akeski… D’ailleurs, même quand ce sont des réalisateurs, c’est très souvent avec des personnages féminins au centre. On vient de terminer le très beau nouveau long métrage d’Antoine Barraud [Madeleine Collins, avec Virginie Efira, dont la sortie en France est prévue le 29 décembre 2021, ndlr]. Ça dresse le portrait d’une femme qui sombre dans une certaine forme de folie. Le résultat est magnifique. La Ruche de Christopher Hermans raconte l’histoire de trois sœurs et de leur mère, qui souffre de bipolarité, jouée par Ludivine Sagnier, qui est incroyable.

Quel est le plus beau pari de votre carrière ?

En 2018, on a fait un tout petit film à 650 000 euros qui s’appelle Les Soldats d’Ivana Mladenovic, porté par la productrice Ada Solomon en Roumanie. Ça n’avait aucun sens de le faire dans une logique purement financière. Ada nous a proposé ce projet qui portait sur un couple homosexuel à Bucarest. La thématique et les partis-pris de la réalisatrice nous ont touchés, on a décidé de les aider coûte que coûte. On a fini par trouver un système assez malin.

Je me demandais à qui j’allais pouvoir demander en Belgique, hormis le tax shelter qui est un système plus automatique calculé par rapport à un volume de dépenses. Finalement, c’est Proximus, l’un de nos distributeurs VoD en Belgique, qui nous a dit après avoir lu le scénario : « Voilà, c’est pour ça que de temps en temps je suis content d’avoir mon enveloppe de coproduction et que je peux faire des petits coups de folie ! » Il nous a suivis, je ne m’y attendais pas du tout. C’était des prises de risque en chaîne.

Vous avez 19 longs métrages en préparation actuellement. Comment vous êtes-vous taillé une telle place dans la (co)production de films d’auteur ?

Tout ça n’a rien d’une stratégie établie. C’est vrai qu’on n’a jamais eu autant de films, on a reçu pleins de projets dingues dernièrement. Je suis contente parce que j’ai deux projets avec Aurora Films, le prochain film de Davy Chou, dont j’avais adoré le premier à Cannes [Diamond Island, en 2016, ndlr]. On fait aussi le prochain Patric Chiha [Domaine, Brothers of the night, ndlr], un scénario magnifique qu’on espère tourner cet automne.

C’est sûr qu’il y a eu un basculement avec Grave, ce n’est pas pour rien dans le fait qu’on nous propose de plus en plus de films de genre. Et on est très contents d'avoir travaillé sur le deuxième long de Julia, Titane [depuis cet entretien, le film de Julia Ducournau a reçu la Palme d’Or au festival de Cannes 2021, ndlr]. Je pense aussi qu’on vient nous chercher aussi pour nos goûts et nos conseils artistiques, notre savoir-faire technique et notre expérience en matière de coproductions.

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Comment la crise que traverse le cinéma vous fait-elle reconsidérer votre métier, votre rôle, vos valeurs ?

En ce moment, on coproduit avec la société française Vixens le nouveau long de Fyzal Boulifa, Les Damnés ne pleurent pas. C’est bouleversant, ça se passe au Maroc avec des thématiques très politiques mais traitées tout en finesse. Ça fait partie des films qui commencent à être compliqués à monter financièrement. Des films qui dérangent, des drames en général : ce n’est pas ce que le marché attend. Après le Covid, on nous demande à tous des films fédérateurs, feel good. C’est pas trop ce qu’on a en magasin… et on n’est pas les seuls. C’est d’autant plus important la coproduction dans ces cas-là. On est tous ensemble, dans le même bateau.

On sent aussi que ça suit moins facilement en termes de distribution française et de ventes internationales. Ça voudra sans doute dire : partir en production sans ces garanties-là. C’est une perte de financement. Et puis, avoir un vendeur international attaché à un projet, c’est rassurant pour pas mal de guichets.

En ce moment, je travaille sur le deuxième long de Marta Bergman, qui touche à des thématiques très actuelles, politiques, dont il faut parler maintenant : la migration, les violences policières. Je n’ai que des supers retours sur le scénario, on a un super casting… Mais je sens que ça va être plus compliqué que ce que je pensais. On va se battre !

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