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Caroline Poggi et Jonathan Vinel : « On joue avec les extrêmes pour se décharger de la violence du monde »

  • Quentin Grosset
  • 2024-05-21

Avec « Eat the Night », présenté à la Quinzaine des cinéastes en mai dernier, les enfants terribles Jonathan Vinel et Caroline Poggi racontent comment leurs trois héros, deux dealers d’ecsta amoureux (incarnés par les géniaux Théo Cholbi et Erwan Kepoa Falé) et une adolescente (la révélation Lila Gueneau) qui a grandi au travers d’un jeu vidéo dont la fin est proche, font bloc contre la fatalité d’un monde violent. Le duo nous parle de cette tragédie contemporaine dans ce long métrage opératique et grandiose, qui est aussi un des plus beaux films, d’amour vus depuis longtemps.

Comme beaucoup de vos films, Eat the Night parle de se trouver un refuge – ici c’est la maison abandonnée où se retire parfois Pablo (Théo Cholbi), mais c’est aussi Darknoon, le jeu vidéo préféré de sa sœur, Apo (Lila Gueneau), qui l’a vue grandir. Pourquoi ça vous inspire ?

Jonathan Vinel : Nos personnages essayent toujours de lutter contre un monde hostile. En réaction, ils se créent une famille autre, des conditions possibles pour aller vers la lumière. Ce sont toujours des personnages en marge, avec des comportements extrêmes, qui essayent de trouver un remède. Souvent, ils se piègent eux-mêmes. Parfois, en voulant soigner, tu casses.

Caroline Poggi : Le refuge, c’est leur seul moyen d’exister tels qu’ils en ont envie, tels qu’ils rêvent d’être. Apo est adolescente, elle est dans cette maison de famille un peu glauque, un peu seule. Darknoon, pour elle, c’est l’échappée, ça représente tout ce qu’elle ne peut pas exprimer ailleurs, d’aventure, de colère, de violence, d’abandon, mais aussi d’amour. Pablo, lui, se réfugie dans ce petit cocon au milieu des bois, presque fantastique – on pensait à la maison de Blanche-Neige en l’imaginant.

Dans votre premier long, Jessica Forever, le refuge, c’était le gang. Là, le groupe formé par Pablo, Night et Apo se sépare sans cesse. On a affaire à trois solitudes qui luttent pour se retrouver…

C. P. : Dans Jessica Forever, on voulait que le groupe soit le personnage principal du film. Pour Eat the Night, on est partis de trois personnages distincts. Leur tragédie, c’est qu’ils ne pourront jamais être ensemble tous les trois – sauf dans un plan du film. Mais cette idée de groupe existe toujours – elle est démultipliée, parce qu’il y a aussi leurs avatars dans Darknoon.

J. V. : Pour Jessica Forever, tout l’enjeu du film était de créer un monde virtuel dans le réel. Eat the Night est le premier film où l’on est partis du monde réel pour constituer des personnages, et ça a changé tout notre rapport à l’écriture et à la mise en scène.

Le film distille le sentiment d’une jeunesse stigmatisée, en rupture avec le monde adulte – je pense à la scène dans laquelle le père d’Apo piétine son ordi. D’où vient cette rupture, pour vous ?

J. V. : Par les choix de vie qu’ils ont faits, nos personnages rompent avec la cellule familiale, et tout ce qu’elle charrie : le travail, la maison… Et le père est complètement absent, même quand il est là. Quand il casse le jeu, c’est presque un aveu d’impuissance, d’incompréhension. La génération d’Apo a grandi dans le virtuel. Son ordi, c’est un peu son paradis, c’est aussi l’endroit où elle est toute seule. On aime bien l’idée du pharmakon, qui désigne à la fois le remède et le poison.

Eat the Night embrasse la tragédie, cette idée de fatalité qui mènera à la fin de Darknoon, une forme d’apocalypse. Pourquoi ça vous intéresse ? 

C. P. : Je pense que ça a toujours été là, dans nos films. Dans nos premières références, il y avait par exemple James Gray, pour sa noirceur. 

J. V. : Avant, tous nos personnages étaient assez déprimés de base, comme s’ils étaient déjà morts. Dans Eat the Night, ils sont entourés par l’ombre, mais ils s’animent encore pour essayer de ramener de la lumière… On s’est dit qu’on voulait réaliser un long métrage plus narratif, avec du mélodrame, du thriller, du film de gangster, même de la chronique familiale. On nous le reproche, mais c’est ce qu’on veut faire, l’hybridation. C’est presque politique de mélanger les choses, de voir comment elles réagissent, pour aboutir à une forme mutante.

C. P. : Ce sentiment du tragique, c’est aussi par rapport à tout ce qui arrive aujourd’hui. Il y avait bien une fin alternative d’Eat the Night, mais on la trouvait trop douce, trop consolante. On s’est dit que ce monde, ce sont les ruines qui restent, ce sont nos morts, nos échecs, nos sentiments qu’on n’a pas su gérer… On ne va pas dire que c’est fini, qu’on peut tout remettre dans des petites cases, que chacun peut rentrer chez soi bien calme. Non, ce n’est absolument pas calme.

Eat the Night est plus direct et réaliste que vos précédents films dans sa manière de dépeindre une jeunesse violentée, les queerphobies, le racisme… 

J. V. : C’est là, sans devenir le sujet. Notre écriture était différente, on a plus regardé ce qui nous entourait – dans Jessica Forever, on jouait beaucoup avec des archétypes. C’est sûr que ça a fait évoluer notre rapport aux personnages, notamment par rapport à l’histoire d’amour entre Pablo et Night, qui est à la base du film.

C. P. : C’est la première chose qui est arrivée, surtout avec le personnage de Night, qui catalyse tout l’amour, mais aussi toute la violence. Il va tout boire et tout donner, jusqu’à se mettre en danger.

J. V. : Un désir de mélanger l’amour et la violence, ça vient de notre rapport assez emo à la musique, aux sentiments extrêmes autant que mélancoliques…

C. P. : Et qui sont aussi liés aux jeux vidéo, à l’ecstasy. Dans le film, Pablo et Night fabriquent des ecstas, ce n’est pas anodin.

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La séquence dans laquelle Pablo apprend à Night à fabriquer les ecstas qu’ils vont ensuite dealer est d’ailleurs filmée comme une scène d’amour…

C. P. : Elle a été écrite et montée comme ça ! L’enjeu, c’était d’arriver à capter un rapprochement, qu’ils se draguent, sans que ce soit très explicite.

J. V. : C’est aussi l’idée qu’on tombe amoureux des bad boys à la Jean Genet, à la Bernard-Marie Koltès ou à la Bret Easton Ellis. Des personnages un peu en marge, avec un certain charisme. Pablo, c’est le trou noir, et il entraîne tout le monde dedans. Il a un rapport au monde tel que ça devient dangereux de tomber amoureux de lui.

C. P. : On voulait qu’il bouge plus vite que les autres, qu’il ne mesure pas vraiment ses faits et gestes. Il donne beaucoup et les autres le suivent, mais à un moment ce n’est plus possible de le suivre. On a montré Panique à Needle Park (1971) de Jerry Schatzberg à Théo Cholbi – je voulais qu’il voie Al Pacino dans ce film parce qu’il a ce même truc d’instabilité, et en même temps il est aussi hyper fragile.

Les scènes d’amour entre Night et Pablo sont ardentes, lyriques, très belles. Comment les avez-vous pensées ?

C. P. : On voulait un truc d’un romantisme extrême.

J. V. : Et en même temps assez cru.

C. P. : On ne voulait pas que ce soit doux. Il fallait que ce soit vécu dans la passion, que ce soit sauvage, dans une espèce de brutalité, de maladresse, comme ces premières fois où tu n’as pas le temps parce que tu as très envie de l’autre

J. V. : C’est l’ancrage, la cristallisation de leur amour. C’est la première fois qu’ils font l’amour, et on a travaillé à ce que ce moment colore tout le reste du film. On a beaucoup regardé Happy Together (1997) de Wong Kar-wai. J’adore aussi les scènes de sexe chez Ang Lee.

C. P. : Brokeback Mountain est plus soft, mais c’est vrai que, dans la scène où ils s’embrassent, tu te dis qu’ils ne réfléchissent pas. Les livres de Guillaume Dustan nous ont permis d’assumer quelque chose.

J. V. : J’avais pris une énorme claque en lisant le tome 1 de ses œuvres, notamment Je sors ce soir [publié en 1997, ndlr]. 

C. P. : On l’a offert à tellement de gens ! C’est lié à la fête aussi. 

J. V. : Et au plaisir, au fait de ne pas avoir peur d’aimer le sexe. Ces personnages ont envie de manger la vie, y a pas le temps. Il fallait qu’ils soient pressés d’être amoureux.

Dans certains de vos titres, comme Eat the Night ou Il faut regarder le feu ou brûler dedans (2022), il y a cette idée d’affronter, d’aller au-devant de ce qu’il y a de plus sombre…

C. P. : Manger ses pensées sombres, c’est pareil que regarder le feu – c’est toujours se dire que si le monde ne te convient pas, il faut bouger violemment, affronter les choses, même dans la colère. C’est l’idée d’une révolte, de ne pas se taire, de ne pas continuer à regarder, mais de souffler sur les braises jusqu’à ce que ça s’écroule.

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Dans Darknoon, au-delà des quêtes, on peut juste déambuler, zoner. C’est relié à votre expérience ?

J. V. : Oui, ce rapport à la zone est presque plus important pour moi que l’histoire. C’est pour ça que je suis souvent déçu par les adaptations de jeux vidéo au cinéma, qui en reprennent juste la trame scénaristique. Dans mon expérience de joueur, j’ai envie de remplir le jeu d’une part intime. C’est pour ça qu’on ne sait pas quelle est l’intrigue de Darknoon, on ne l’a pas écrite. Ce qui compose son histoire, ce sont les sentiments des personnages qui s’y mêlent. Je pense que c’est ce qui plaît tant dans les RPG open world : tu n’es pas guidé. C’est un sentiment de liberté hyper rare dans la vie.

On peut aussi mourir puis ressusciter – ce que fait Apo avec son avatar tout au long du film…

J. V. : Dans les jeux, on joue avec les limites, dans l’idée de se décharger de la violence du monde. Or, chaque fois qu’il y a des émeutes aux États-Unis, on met les films ou les jeux vidéo en accusation. Pourtant, des études prouvent que GTA a fait baisser la violence aux États-Unis.

Eat the night, c’est aussi un film d’action, un thriller. Pourquoi Le Havre vous a paru le bon théâtre pour ça ? 

C. P. : À la base, on avait écrit le film pour une ville industrielle, avec un port. Guillaume Bréaud [également scénariste pour Une vie violente de Thierry de Peretti ou Bird People de Pascale Ferran, ndlr], notre coscénariste, nous a conseillé d’aller voir Le Havre.

J. V. : On vient du Sud, on y a fait beaucoup de films, on avait envie de se déplacer.

C. P. : On parle beaucoup du jeu, mais Le Havre, avec son port, c’est aussi un réseau. C’est comme une no-go zone très étrange, assez opaque. La ville a été reconstruite après la guerre, c’est une ancienne ruine. C’est une enclave et, en même temps, tu as l’océan face à toi, tu as cet appel vers l’ailleurs. C’est une ville qui totalise beaucoup de choses, les ruines du passé, l’aspect néfaste du marché, l’immobilisme et la promesse d’horizon. Aussi, quand on écrivait, on a revu tout The Wire, avec la saison 2 qui se passe sur les docks. Cette série nous a beaucoup accompagnés.

Sans trop en dévoiler, comment avez-vous pensé à donner une image à la fin de Darknoon ?

C. P. : Chaque fin de jeu a sa mise en scène, son spectaculaire – tu as toujours envie de voir comment ce sera quand ils fermeront les serveurs. Cette fin de Darknoon, ce sont tous nos morts, tous nos silences. Les séquences du jeu ont été conçues par Sara Dibiza et Lucien Krampf en parallèle du montage image. On les a vraiment eues à la toute fin.

Y a-t-il des fins de jeux qui ont été marquantes pour vous, dans lesquelles vous avez mis beaucoup de sentiments ? 

C. P. : Récemment, j’ai vu une vidéo sur un mec qui, avec sa webcam, filme la fin d’un serveur de Mario Kart. C’est sa dernière course. Il pleure, parce que c’est son dernier tour. C’est hyper émouvant, il se fait doubler sur la ligne d’arrivée, et impossible pour lui de se reconnecter. Dans de nombreux jeux en ligne, tu investis un monde, des personnages, des relations. Tu t’attaches à tout ça, ça devient ton langage. Et puis, du jour au lendemain, ça s’arrête.

J. V. : C’est comme les fins de fête. Ce qu’on raconte dans nos films, c’est cette lutte pour faire durer le moment.

Eat the Night de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, Tandem (1 h 47), sortie le 17 juillet

Portrait © Paloma Pineda pour TROISCOULEURS

Photogramme © Tandem Films

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