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CANNES 2024 · Coralie Fargeat : « C’est 3000 ans de l'histoire de l'humanité qu'il faut contrebalancer »

  • Joséphine Leroy et Juliette Reitzer
  • 2024-05-23

Avec « The Substance » (en Compétition), son deuxième long après le dément « Revenge », la plus américaine des cinéastes françaises signe un body horrorféministe, extrêmement puissant sur la machine à broyer les corps qu’est Hollywood. Tordant (dans tous les sens du terme), ce film ultra sensoriel raconte l’histoire d’une star sur le déclin (incroyable Demi Moore) qui décide de s’injecter une substance mystérieuse et révolutionnaire basée sur la division cellulaire – et qui donne naissance à une alter-ego parfaitement alignée sur les canons de beauté (Margaret Qualley, excellente). Complètement fascinées par ce film qui nous hantera longtemps, on a rencontré Coralie Fargeat pour parler de mythes, de corps cadenassés et d’effusion de (faux) sang.

En seulement deux plans, la séquence d'ouverture raconte tout le principe du film, sans dialogue, sans paroles. Comment sont venues ces images ?

Comment les idées viennent, c'est toujours assez mystérieux. C'est vrai que j’aime raconter mes histoires par des images très symboliques. Pour ce film, assez tôt est venue la question du regard et de l'apparence. Comment les femmes sont regardées, scrutées et plus ou moins valorisées en fonction de ce à quoi elles ressemblent. Le symbole le plus paroxystique de ça, c’est Hollywood avec ses stars, c’est vraiment une chambre d’écho de l'inconscient collectif. A partir de là, je voulais créer une sorte de Hollywood plus symbolique que réaliste. Et quand j'ai commencé à situer cette histoire dans cet univers-là, je crois que c’était un matin – c’est souvent en prenant sa douche, quand on débranche un peu, que d'un coup il y a une idée qui vient -, l'idée m'est venue de ce prologue. Avec ce symbole de l’étoile sur Hollywood Boulevard, j’allais raconter l'évolution et la décadence d'une trajectoire. L'œuf, je ne saurais pas dire d'où ça vient. Mais c'est vrai que j'aime l'idée de créer des choses sans dialogue, où les images sont assez fortes d'elles-mêmes.

CANNES 2024 · « The Substance » de Coralie Fargeat, poison lent

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Est-ce qu'on peut dire que c'est un film sur ce que Hollywood fait aux corps des femmes ?

Je dirais que, pour moi, ce n'est pas tant ce que Hollywood fait au corps des femmes, mais plutôt ce que la société en général fait aux femmes. La manière dont les femmes peuvent se percevoir et penser qu'elles ont plus ou moins de valeur en fonction de ce à quoi elles ressemblent. Je pense qu'on l'a toutes vécu d'une manière ou d'une autre et je pense qu'on l'a malheureusement toutes internalisé, même si on n'est pas d'accord et qu'on voudrait ne pas. La phrase « They’re going to love you », dans le film, c'est important, c'est une quête qui fait qu'on est souvent prêt à faire des choses qui peuvent être violentes pour avoir cette reconnaissance. Au sujet du corps, j'ai tendance à penser que finalement, ce qui fait qu'on est humain, c'est notre corps. Le questionnement qu'on a sur notre corps est au cœur de la condition humaine - quel corps on a, quel corps on aimerait avoir, comment on aimerait le transformer, le muter, le conserver, s'en détacher. La peur qu'il soit abimé, envahi.

L'histoire est a priori complètement tordue, mais fait écho à pas mal de contes de fée – la jeune et belle femme qui une fois le sortilège brisé se révèle une vieille terrifiante aux doigts crochus. C'est un imaginaire que tu avais en tête ?

Oui, comme tout le monde, j'ai été bercée dans l'enfance par les contes de fées, par tous ces mythes qu'on ingurgite et définissent notre relation au monde et aux autres. L'image de la vieille marâtre moche et méchante. Et Cendrillon, ses belles robes, et l’idée qu’elle va être sauvée, délivrée, si elle est la plus belle, la plus blonde, la plus gentille, la plus douce, la plus souriante. C'est un modèle unique. Et c'est dur, même si on aimerait sortir de ces modèles, de se sentir valorisée différemment. C’est 3000 ans de l'histoire de l'humanité qu'il faut contrebalancer. On en est au tout début du développement de modèles, d’images un peu alternatifs, et ça va prendre du temps, parce qu'il y a beaucoup de résistance, aussi.

Demi Moore est hallucinante dans le film, elle pousse très loin les curseurs de l'autodérision, voire même de l'autodestruction, en cassant son propre mythe. Qu'est-ce qu'elle incarne pour toi ? 

Je savais que le plus important, c'était de trouver une actrice qui avait été au cœur du star system. Je savais aussi que ce ne serait pas facile, car c'était confronter une actrice à sa pire phobie. Quand on a proposé le rôle à Demi, je me suis dit qu'elle n’accepterait jamais. Quand j'ai appris qu'elle avait réagi positivement au script, j'ai été hyper surprise. Il faut beaucoup de courage, beaucoup de maturité aussi pour pouvoir prendre ce risque-là. Ensuite, avant de la rencontrer, j'ai lu son autobiographie [Mémoires – L’envers d’une vie, publié aux éditions Florent Massot en 2020, ndlr] qui était parue peu de temps avant et j'ai vu son parcours, par quoi elle était passée. Elle s'est vraiment construite à la force du poignet, elle s'est imposée dans un monde d'hommes, elle a fait plein de trucs hors des sentiers battus, à une époque où c'était assez précurseur. Là je me suis dit, ok, je comprends, je pense qu'elle est capable de prendre les risques qu'il faut pour ce film. Elle était aussi à un moment de sa vie où elle était dans une reconstruction personnelle. Et je pense qu'elle a vu le potentiel du rôle pour elle en tant qu'actrice, de pouvoir exprimer des choses fortes. Parce que c'est vraiment une actrice. Ce que j'ai lu dans son livre, je l'ai retrouvé dans le film, c'est à dire qu'elle a fait confiance à une réalisatrice avec qui elle n’avait jamais travaillé, avec des habitudes de tournage différentes. Elle y a été, et je pense que c’était très instinctif, elle a senti que ça pouvait être quelque chose qui allait compter pour elle. Ça n'a pas été facile tous les jours, parce que c'était un tournage difficile, long, émotionnellement très chargé. On était fatiguées, on était tendues, il fallait pousser pour aller dans les retranchements, pour que la performance soit toujours là. Mais elle n'a jamais lâché, malgré les moments où on a aussi pu s'engueuler. Et c'est ça qui est beau pour moi, c'est qu'on a toujours gardé ce processus créatif qui a abouti à créer cet objet de cinéma. Je pense qu'on y a tous mis nos tripes.

Dans le film, tu vas assez loin dans la parodie du male gaze, notamment dans les scènes avec Margaret Qualley, de nudité dans la salle de bain, et de postures hyper sexualisées quand elle tourne l’émission d’aérobic. Comment tu les as pensées ? 

L'idée du film c'était vraiment d'avoir ces deux regards différents. Dans le monde extérieur, elle est scrutée, les caméras sont comme des yeux qui l’observent et qui détaillent la moindre parcelle morcelée de son corps. Tout est hyperbolique, ultra sexualisé, il faut que ce soit toujours plus, toujours mieux. A l'intérieur de l'appartement, les personnages féminins sont confrontés à elles-mêmes et à leur propre regard sur leur corps, à comment elles s'auto-tyrannisent, s'auto-massacrent. C'est l'endroit où il y a le plus de nudité, mais où pour le coup, les corps ne sont pas du tout sexualisés, parce qu'il n'y a pas de regard extérieur. De là est née l'idée de cette salle de bain un peu matricielle, c’est un peu l’endroit de notre relation à nous-mêmes, à notre corps. Et je pense que c'est ça aussi qui m'a inspiré le fait de vouloir la réalité de ces corps allongés sur le sol, qui reposent avec toute leur réalité de corps nus, lourds, imparfaits. C’est l'intime et à la vérité du corps qui n'est pas regardé, mais qui peut être totalement auto déprécié, piétiné par nos propres peurs.

À la fin de Revenge, il y avait une course poursuite d’anthologie, dans un couloir. Dans The Substance aussi, les couloirs sont importants, celui du studio télé, et celui de l'appartement qui mène à la salle de bain. Pourquoi ces lieux confinés t'inspirent ?

C'est vrai, je ne saurais pas le conscientiser complètement, mais il y a une dimension très cinématographique et symbolique dans ces couloirs qui donnent des jeux de perspective, des points de fuite et qui ont ce rapport presque kafkaïen à la manière dont un personnage peut évoluer. Il y a presque un côté mental en fait, dans un couloir. Dans Revenge, je m’étais amusée à faire de cet espace très simple un lieu sans fin - c'était venu aussi du fait qu'on avait très peu de budget. Je cherchais quelque chose de fort pour incarner ma fin, je ne pouvais pas faire exploser la maison. Pour The Substance, ça m'est venu pour d'autres raisons mais, de manière un peu similaire, comme lieu symbolique d'une carrière qui défile, avec tous ces posters affichés dans le studio télé. Et puis cette idée de passage de la grandeur à la décadence, presque de portique temporel. L’appartement, je voulais qu’il soit un peu sans âge, avec un côté à la fois rétro et des éléments de modernité, et des recoins un peu labyrinthiques. Les personnages ruminent leurs vies, leurs états d'âme, leurs zones d’ombre, en marchant dans cette partie plus sombre, plus longue et plus labyrinthique de l’appartement.

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Le film est truffé de références (à Brian de Palma, David Cronenberg, Stanley Kubrick) mais ce qui est intéressant c'est la manière dont tu les utilises. Il y a un côté hyper ostentatoire, qui participe à l’ambiance ludique, fun, du film. Est-ce qu’une bonne citation pour toi, c'est forcément une citation dans l'emphase ? Comment s’est construite ta cinéphilie ? 

Je pense que, naturellement, quand des choses me rappellent des images qui m'ont marquée, j'ai envie de les recréer et d’y aller à 100%. J'utilise ce qui m'a nourrie, en tant que cinéaste cinéphile, et je le recrache à ma sauce pour créer mon propre symbolisme. Dans le film, j’ai mis tout mon amour pour les films que j'ai aimés, pour dire à quel point ils m'ont construite aussi, personnellement. Le rapport à la chair, au corps, toutes ces sensations que j'ai pu éprouver en les regardant. Les films qui m'ont construite sont des films de genre au sens large : le fantastique, l’aventure, le western, la science-fiction, le body horror... Tout ce qui m'amenait un peu hors de la vie quotidienne d'une manière ou d'une autre, avec un côté bigger than life. Le grand plaisir ça a été, plus jeune, les Star Wars, les Indiana JonesRobocopLa Mouche. Et c'est aussi très clairement le cinéma américain qui m'a construite, qui a représenté ce rêve, cette magie.

Comme dans Revenge, il y a un effet paroxystique sur la dernière partie du film, une montée en puissance qui crée un pur plaisir de cinéma, presque quelque chose de l’ordre du trip. Comment tu conçois les fins de tes films ?

J'aime vraiment cette idée de la surenchère, d'aller jusqu'au bout de quelque chose qui ne peut se clore que dans un état paroxystique, un peu cathartique aussi. Quand j'écris, je suis vraiment à la recherche de ça, quelque chose qui monte, qui monte, qui monte et qui va monter jusqu'au bout et qui trouve sa propre expression de folie à la fin. J'ai besoin de ça pour me sentir aboutie dans mon geste d'écriture et de cinéma. Je suis en quête de ce puzzle, de ce château de cartes, de ce Jumanji qui va mener à ce bouquet final.

Tes plans sont d’une précision chirurgicale. Est-ce que tu travailles avec un story board ? 

L’ensemble du film est très préparé. C’est vrai que je suis très précise dans ma mise en scène parce que dès l’écriture, la manière dont je vais filmer est la grammaire du film, presque autant que le reste du scénario. Pour certaines scènes très spécifiques, qui sont très visuelles, comme celle de la naissance [le personnage de Demi Moore donne vie à son « better self », incarné par Margaret Qualley, ndlr] ou du bain de sang [dont on ne dévoilera pas les détails pour ne pas spoiler, ndlr], je storyboarde, pour que tout le monde ait en tête ce que je veux et qu’on puisse relever tous les défis techniques pendant le tournage. Pour le reste des scènes, je ne storyboarde pas forcément, mais j’ai un découpage assez précis en tête, que je transmets en amont à mon chef opérateur. Mais j’ai aussi vraiment plaisir à façonner des images avec des éléments organiques incontrôlables, les aléas qui arrivent forcément pendant le tournage.

Il paraît que le film a battu un record de litres de faux sang utilisé ?

Il faudrait que je vérifie avec le chef des effets spéciaux, mais je crois que c'est 21000 litres de sang [vérification faite, c’est bien ça, ndlr]. Ça a été des mois de préparation pour savoir comment faire techniquement, comment balancer autant de sang, dans quel lieu le faire, comment évacuer le sang ensuite, comment inventer le bon système parce qu'on est dans l'artisanat pur, on crée un truc qui n'existait pas avant. Donc ça c'est assez jouissif. C'était une des scènes les plus dures à tourner, le tournage a duré une semaine. On ne savait pas si ça allait marcher. Quand on a fini, on s'est regardés avec mon premier assistant et on s’est dit : on l'a fait. On sortait du décor avec nos bottes, rouges des pieds à la tête, complètement ravagés, lessivés mais heureux. En créant ça tous ensemble, on a vécu un truc complètement magique et jubilatoire.

« En France, on m’a dit des trucs du genre : 'Ma chère madame, ici ce n’est pas possible' »

Comment tu te sens dans le cinéma français contemporain ? 

De mieux en mieux. C’est vrai qu’au début, quand je suis arrivée avec mes idées de films de genre, je me suis sentie comme un alien. En France, on m’a dit des trucs du genre :« Ma chère madame, ici ce n’est pas possible. » Et donc j’ai bataillé pour réussir à incarner mon univers avec Revenge. Il y a une part de mon cinéma qui est liée, je le sais, à une sensibilité anglosaxonne, parce que c’est une culture qui facilite le fait de monter des projets, d’accéder à un casting international. Mais il y a aussi une part de moi qui est très attachée à la liberté créatrice que le réalisateur a en France, l’idée que les films sont une forme d’art et pas seulement des produits. Donc voilà, j’ai un peu ces deux têtes-là, et quelque part j’ai l’impression que mon film a un pied ici, un pied là. Ma proposition de cinéma est très différente de la majorité des films français, et c’est ce que je trouve bien dans le cinéma français d’aujourd’hui. On sent que ça foisonne.

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On a interviewé David Cronenberg qui nous a dit : « C'est très doux pour moi de voir émerger une nouvelle génération de réalisateurs et particulièrement de réalisatrices comme Julia Ducournau ou Coralie Fargeat qui s'inspirent de mon travail. C'est très encourageant de se dire que l'on a été une force positive dans le monde du cinéma. » Ça t’inspire quoi ?

C'est génial ! Je suis une grande fan de David Cronenberg, donc forcément, c'est hyper flatteur. Déjà de pouvoir être en sélection au festival en même temps que lui. Je pense que quand on fait ce métier, on rêve vachement. C'est quand même la magie de ce métier qui nous porte et se retrouver là, après pas mal de batailles, pour monter un film, en Compétition avec lui… J'ai pu le saluer au déjeuner des réalisateurs. C’est assez magique et hyper émouvant qu'il ait ces mots très flatteurs et encourageants sur notre travail. C’est beau.

Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 14 au 25 mai 2024. Tous nos articles sur l’événement sont à suivre ici.

Images (c) Working Title

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