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Arnaud et Jean-Marie Larrieu : « Ce film, c'est de l'épique avec du quotidien »

  • Damien Leblanc
  • 2024-07-16

[INTERVIEW] Duo de cinéastes oeuvrant depuis plus de trente ans, les frères Larrieu continuent à tracer un réjouissant chemin avec « Le Roman de Jim », magnifique histoire d’un homme qui élève avec sa compagne un enfant dont il n’est pas le père biologique. Ce grand film sur la filiation est l’occasion pour Jean-Marie et Arnaud Larrieu, nés à un an d’écart, de nous parler de leurs racines familiales, de la naissance de leur cinéphilie et de leur relation artisticofraternelle.

Qu’avez-vous ressenti à la lecture du livre de Pierric Bailly (P.O.L., 2021) dont le film est adapté ?

Jean-Marie Larrieu : On a trouvé le roman très surprenant. Et on s’est tout de suite dit qu’on n’avait jamais fait un film « réaliste », alors que le récit de Pierric Bailly est, lui, très précis socialement et géographiquement. On a l’habitude de faire plutôt de l’hyperfiction. Mais il y avait là un côté chronique, qui raconte une vie sur plusieurs décennies. On aimait beaucoup les rapports amoureux et la façon dont le personnage d’Aymeric [interprété dans le film par Karim Leklou, ndlr] parlait de lui. C’est un type qui se pose des questions, il est cet antihéros qu’on est tous un peu dans la vie. On aimait aussi l’idée de montrer des montagnes avec des gens qui travaillent. Dans nos films situés dans les Pyrénées [Un homme, un vrai, 2003 ; Le Voyage aux Pyrénées, 2008 ; Tralala, 2021, ndlr], il y a du tourisme ou du pastoralisme, mais là on voit un Jura avec des gens qui vont à l’usine la journée et rentrent le soir dans leur montagne. Plein d’éléments nous donnaient envie. C’est de l’épique avec du quotidien.

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Dès le début du film, Aymeric est dans une position de narrateur qui raconte sa jeunesse à travers sa voix off et des négatifs photographiques…

Arnaud Larrieu : Ce film, c’est le récit de la vie d’Aymeric, que ce dernier fait à Jim [l’enfant né d’un autre père, qu’Aymeric va élever dès sa naissance, ndlr]. Jim va hériter de l’histoire d’Aymeric comme un roman et non comme une vérité absolue. C’est original, car le rôle-titre, Jim, n’est pas la même personne que le narrateur, Aymeric.

J.-M. L. : C’est drôle, on n’y avait pas spécialement pensé, mais il y a dans le film une obsession qu’on a depuis longtemps. C’est ce qu’on appelle la scène primitive, une formule dont a parlé l’écrivain Pascal Quignard [mentionnée dans La Nuit sexuelle, 2007, ndlr]. L’idée selon laquelle « nous n’étions pas là la nuit où nous avons été conçus ». L’histoire de la génération d’avant nous travaille. On est nés un peu avant les années 1970, et notre enfance durant cette décennie était une sorte de paradis hallucinant. Tout s’est bien passé, avec plein de gens bienveillants autour de nous. On s’interroge du coup là-dessus. Le Roman de Jim raconte ça : d’où tu viens et comment tu as été conçu. La première fois que Florence [jouée par Lætitia Dosch, ndlr] dévoile son ventre rond à Aymeric qu’elle vient de retrouver, Jim est en fait déjà là. Ce n’est pas Aymeric qui a « mis la graine » et Jim n’est pas encore né, mais il est déjà présent. Il peut donc entendre la première scène d’amour entre Aymeric et Florence depuis le ventre de Florence. Dans nos premiers films Fin d’été ou La Brèche de Roland, il y avait aussi cette notion de scène primitive.

À l’inverse, les parents d’Aymeric n’apparaissent que très rarement dans le film. Cette quasi-absence fait-elle écho à votre histoire familiale ?

J.-M. L. : On ne voulait pas surcharger son rapport familial et trop le désigner comme enfant. Dans le film, le rapport de famille, c’est surtout entre sa sœur [jouée par Noée Abita, ndlr] et lui. C’est ça qui est beau. Quant à notre propre histoire familiale, on en avait parlé dans un documentaire qui s’appelait Les fenêtres sont ouvertes [2005, ndlr]. À partir de l’adolescence, on a été élevés par notre mère seule, mais on est restés amis avec nos parents. On a développé avec eux une sorte de rapport amical plutôt que de juste rester leurs enfants.

A. L. : Mais ce n’était pas formulé. On n’a jamais entendu la phrase : « On doit être copains. »

J.-M. L. : Exactement. Notre mère s’est retrouvée, entre nos 14 et nos 18 ans, à accueillir à la maison une bande de sept garçons, car on avait une troupe de copains, et on s’est naturellement mis à l’appeler par son prénom. Notre mère est devenue comme une copine plus âgée qui veillait sur nous. Avec notre père, ça a été un peu différent, il y a eu des discussions intellectuelles parfois un peu électriques. Mais on est restés complices avec nos parents, qui ont suivi notre évolution et qui viennent parfois sur nos tournages. Notre père étant parti à notre adolescence, au moment où l’on dit parfois que ça clashe avec les parents, on n’a pas eu ce fameux conflit d’ados.

A. L. : Le conflit a eu lieu plus tard avec notre père, quand on a commencé à réaliser des films. Il avait vraiment peur pour nous – même si on a mis du temps à comprendre qu’il avait peur.

J.-M. L. : Il savait que c’était rude de monter à Paris. Lui l’avait fait avant et ça avait été compliqué. Il était copain avec un type qui écrivait, et notre père s’interdisait lui-même d’écrire, car c’était pour lui le domaine réservé de ce copain. Et quand on a commencé à écrire des scénarios, notre père remettait en question notre légitimité au nom de cet ami-là. Mais quand on a réalisé Un homme, un vrai [leur deuxième long métrage, avec Mathieu Amalric, sorti en 2003, ndlr], ce copain a été dur envers le film. Notre père n’a pas apprécié, et ils se sont fâchés. Donc il y a quand même des surmoi qu’on a déplacés chez nos parents.

Comment vous est précisément venue cette envie de faire du cinéma ?

J.-M. L. : Notre grand-père [Francis Ringeval, ndlr] a fait du cinéma amateur : il filmait en montagne de petites fictions muettes. Ce sont les premiers films qu’on a vus, des œuvres burlesques réalisées dans les années 1960 par un hôtelier de Lourdes. Ensuite, son fils, notre oncle, a été guide de montagne et s’est mis à filmer les animaux des Pyrénées. On l’a accompagné. On se sentait assez légitimes pour le cinéma du fait de tous ces liens.

Avez-vous eu d’autres figures tutélaires de cinéma ?

J.-M. L. : Oui. Le premier film de Robert Bresson qu’on a vu, à Tarbes, nous a beaucoup impressionnés. Robert Bresson, Éric Rohmer, Chantal Akerman… Et la Nouvelle Vague nous a confortés dans l’idée qu’on pouvait faire du cinéma de façon légère. C’est rigolo, on avait déjà connu ça avec l’escalade dans les années 1970 et 1980 : des gens ont inventé l’escalade légère ; tu partais avec les sacs à dos et tu grimpais très vite. La Nouvelle Vague, pour nous, c’était pareil, ce n’était pas des caméras de 150 tonnes. Le plus compliqué était de concilier les petites histoires qu’on voulait raconter et le style des grands maîtres. Certains cinéastes ont été tués par leurs pères de cinéma. Mais ça semblait moins risqué pour nous, car on avait des territoires de cinéma bien à nous, comme la montagne.

A. L. : Ceci dit, si on regarde les premiers scénarios qu’on a écrits, au départ chacun de notre côté, ce sont surtout des histoires d’amour. Et c’est là qu’une manière de raconter commence à apparaître.

Quand est née l’envie de travailler en duo ?

J.-M. L. : Ce n’était pas prévu comme ça à l’origine, car on était une nombreuse bande d’amis. Nos premiers courts métrages, on les faisait séparément, mais un jour on a eu une commande et on s’est mis à deux [pour le docu-fiction Ce jour-là, réalisé en 1992, ndlr]. On a sans doute aussi flairé que, comme on n’avait pas fait d’école de cinéma, le fait d’être à deux et de s’appeler « les frères » pouvait aider.

Est-ce que des thématiques se sont d’emblée dégagées dans votre travail en commun ?

A. L. : Dans nos films, le personnage principal vient souvent d’ailleurs et découvre des gens qui, eux, se connaissent bien. On suit rarement le point de vue de celui qui est déjà là. Il y a l’idée de dépayser les gens. Comme on a une énorme timidité, c’est violent pour nous de raconter directement des histoires. Peut-être que ces personnages venus d’ailleurs sont une façon détournée de raconter d’où l’on vient.

L’idée de paternité partagée est centrale dans Le Roman de Jim. La filiation semble pouvoir se réinventer…

J.-M. L. : On tenait au fait qu’il y ait le plus grand écart physique possible entre Aymeric et Jim. On a donc le grand brun avec Karim Leklou et le petit blond avec Eol Personne. Et dans notre vie on a en effet eu plusieurs pères de substitution : un prof de philo, puis Dominique Noguez [enseignant et critique de cinéma, ndlr] à la fac, et quelques grimpeurs et guides de montagne. On avait aussi des cinéastes modèles qui nous donnaient une boussole et qu’on allait écouter parler en public : Jean-Luc Godard ou le duo Jean-Marie Straub-Danièle Huillet. Parfois, Godard ou Straub venaient me rendre visite en rêve. Et j’y avais plutôt de bons rapports avec eux, en tout cas à partir du moment où nos films ont été pris à Cannes [en 2005 avec Peindre ou faire l’amour, ndlr].

Chacun de vous est par ailleurs père dans la vie. Cherchez-vous à transmettre à vos enfants une cinéphilie particulière ?

A. L. : Moi, je ne fais aucun travail sur ça. Je ne crois pas à la transmission imposée. Ensuite, certaines œuvres peuvent évidemment mener à des rencontres et mettre en contact avec de nouveaux endroits. Mais dire « Regarde ça, c’est bien », je ne le fais pas.

J.-M. L. : Le côté volontaire de la transmission, je n’y crois pas non plus.

La dernière séquence du film montre un groupe recomposé au bord d’un fleuve. Comme un doux apaisement après les grandes émotions…

A. L. : La scène était dans le livre. On a ajouté l’idée que c’est le vrai début du roman de Jim. Car ça y est, toute l’histoire a été racontée à Jim, et on est au présent. On finit sur un moment extrêmement quotidien, où l’on voit le groupe de l’extérieur, comme pour dire : « Regardez ces gens assis sur un banc, ils ont une histoire. »

J.-M. L : On s’est aussi interrogés sur l’image finale à mettre au cœur du générique, avec le retour aux négatifs de photos. Cette image est finalement un peu abstraite, il y a une latence, qui incarne l’atmosphère du film.

A. L. : Une forme de nuage allongé apparaît à la fin. Tu parles de latence, mais c’est quand même une sorte d’ovule.

J.-M. L : On se retrouve de nouveau avec notre fameuse scène primitive. La lune, le nuage, la Voie lactée. Une image astrologique.

A. L. : Dans cette fin, il y a l’idée qu’Aymeric s’est vidé le cerveau et qu’il renaît. On ne sait pas de quoi demain sera fait, mais il y a eu un passage de relais.

Le Roman de Jim d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu, Pyramide (1 h 41), sortie le 14 août

Image : © Joachim Larrieu

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