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« On s’est trompé d’histoire d’amour » : une charge subtile contre le patriarcat réduite au silence

  • Tristan Brossat
  • 2022-11-24

Interdit aux moins de 18 ans à sa sortie en 1974 pour avoir osé parler d’avortement, le très beau film de Jean-Louis Bertuccelli est aujourd’hui totalement invisible. Trop en avance sur son temps, cette charge puissante et subtile contre la société patriarcale demeure une œuvre essentielle qu’il est urgent de sortir de l’oubli.

En 2007, le réalisateur roumain Cristian Mun­giu reçoit la Palme d’Or à Cannes pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours. En 2021, L’Événement, adaptation du livre d’Annie Ernaux par Audrey Diwan, remporte le Lion d’or à Venise. Deux œuvres fortes sur l’avortement, marquées par des scènes difficiles où cet acte médical est pratiqué clandestinement dans des conditions déplorables. À leur sortie en France, ces films ont été classés « tout public », prévenant les spectateurs les plus sensibles d’un simple avertissement. Mais, dans la France du début des années 1970, l’interruption volontaire de grossesse n’a pas encore été dépénalisée. Et le simple fait d’aborder ce sujet dans un film, c’est s’exposer à une forme ou une autre de censure.

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À sa sortie, en avril 1974, On s’est trompé d’histoire d’amour est ainsi frappé d’une interdiction aux moins de 18 ans. Une décision qui prive le film d’une partie du public, pourtant direc­tement concernée par l’histoire de ce jeune couple incarné par Coline Serreau et Francis Perrin. Cette scène prégénérique, dans laquelle l’avortement est filmé pudiquement, à peine quelques secondes, paraît si peu choquante que le réalisateur est obligé, le 26 avril 1974, d’expliquer à un journaliste de France Inter circonspect que c’est bien ce passage qui a fait les frais de la censure, et non la scène d’amour entre les deux personnages qui intervient un peu plus tard dans le film – une séquence qui s’attaque au tabou du plaisir féminin en filmant des ébats maladroits au son d’une Marseillaise.

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Il faudra attendre quelques mois après la sortie d’On s’est trompé d’histoire d’amour pour que l’IVG soit enfin dépénalisée par la loi du 17 janvier 1975 – dite loi Veil. Une avancée obtenue après des années de lutte, dont les plus marquantes furent les mobilisations féministes autour du procès de Bobi­gny en 1972 – un procès pour avortement au cours duquel furent jugées cinq femmes, dont une mineure qui avait avorté après un viol – et du « manifeste des 343 » – une pétition signée par 343 femmes ayant eu recours à l’IVG, pour appeler à sa légalisation, et publiée dans les colonnes du Nouvel Observateur en avril 1971.

C’est cette même année que Coline Serreau se met à l’écriture du scénario d’On s’est trompé d’histoire d’amour, tout en participant à différentes luttes sociales, notamment celle pour le droit à l’avortement. « Je militais au MLAC [Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, créé en avril 1973, ndlr]. Nous allions dans les hôpitaux bousculer les médecins pour soutenir les femmes qui voulaient se faire avorter », nous a raconté la réalisatrice de 3 hommes et un couffin (1985), La Crise (1992) ou encore La Belle Verte (1996). « C’était un monde très violent, avec des chefs de service considérant que les corps [des femmes] leur appartenaient. Ils avaient une haine profonde de l’avortement », poursuit-elle.

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UNE SOCIÉTÉ ÉTOUFFANTE

C’est à cette époque qu’elle rencontre le réalisateur Jean-Louis Bertuccelli, très remarqué pour son premier long métrage, l’ascétique Remparts d’argile (1970), sur la révolte des habitants d’un village du désert tunisien et l’émancipation d’une jeune femme. Prix Jean Vigo, Remparts d’argile est choisi pour représenter la France aux Oscars, sous le regard admiratif de Bertrand Tavernier, attaché de presse du film. Fort de ce succès, Jean-Louis Bertuccelli réalise en 1972 le très viscontien Paulina 1880, centré sur un personnage féminin qui évolue au sein de la bourgeoisie milanaise du xixe siècle. « Dans Paulina, comme dans Remparts d’argile, c’est la même protestation contre une société injuste, étouffante, opprimante… », insiste le réalisateur dans Le Monde du 10 juin 1972.

Né d’un père italien coiffeur épris d’opéra et d’une mère française, le jeune homme est poussé par ses parents à apprendre le piano, qu’il pratique assidûment, avant d’intégrer l’école de cinéma parisienne de la rue Vaugirard (devenue l’E.N.S. Louis-Lumière). Il s’y forme au métier d’ingénieur du son, travaille pour la télévision sur différentes émissions avant de réaliser plusieurs courts métrages dans lesquels les femmes et la musique occupent une place centrale. « Mon père était très sensible aux questions sociales, notamment aux combats féministes, même s’il était moins engagé sur le terrain que Coline Serreau », nous raconte Julie Bertuccelli, la fille de Jean-Louis.

Réalisatrice de plusieurs fictions (dont Depuis qu’Otar est parti…, César de la meilleure première œuvre de fiction en 2004) et documentaires (notamment Jane Campion, la femme cinéma en 2022), elle est membre du collectif 50/50, qui œuvre pour davantage d’égalité entre les femmes et les hommes dans le cinéma. « La mère de Jean-Louis était une femme très forte, indépendante, tout comme ma mère [la galeriste Caroline Corre, ndlr]. Ça a sûrement joué sur les engagements et la sensibilité artistique de mon père », poursuit celle qui est aussi la première femme à avoir dirigé la Société civile des auteurs multimédia (SCAM).

Leurs engagements communs, doublés d’une sensibilité artistique au diapason, poussent Coline Serreau et Jean-Louis Bertuccelli à travailler ensemble. Avec déjà plusieurs films à son actif, celui qui avait un temps rêvé de devenir chef d’orchestre se charge de réaliser On s’est trompé d’histoire d’amour, tandis que Coline Serreau s’occupe de l’écriture proprement dite et des dialogues, aidée par son expérience théâtrale. La productrice Mag Bodard, l’une des rares femmes à occuper cette fonction à l’époque, veut imposer Marlène Jobert dans le rôle principal. Mais Coline Serreau, moins connue, ne cède pas, convaincue qu’elle est plus à même d’incarner le personnage d’Anne, jeune femme tout ce qu’il y a de plus « normale ». « Je me disais aussi que, en étant tous les jours sur le plateau, j’allais apprendre le métier et garder un contrôle sur la réalisation », explique la scénariste et actrice du film.

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DOULOUREUX ACCOUCHEMENTS

Refusant le parti pris du cinéma politique en vogue à cette époque, Coline Serreau et Jean-Louis Bertuccelli jugent que leur charge contre cette société pourrie par le système patriarcal aura davantage de force en misant sur la subtilité. « Il est plus difficile de réaliser un film sur la vie de tous les jours qu’un film politique sur un pays d’Amérique latine », résume le réalisateur dans L’Humanité en mai 1974. L’objectif est d’offrir aux spectateurs, à travers le portrait de ce couple banal, un miroir de leur vie quotidienne, afin qu’ils se disent « tiens, quelque chose ne va pas… », poursuit-il. Le film bouleverse par la tendresse du regard porté sur ses personnages. Des individus aliénés, persuadés que le mariage et la maternité leur apporteront le bonheur, avant de déchanter. Entre autres scènes savoureuses, celle des cours « d’accouchement sans douleur », dans lesquels on apprend aux femmes à ne pas oublier d’apporter du maquillage à la maternité, à laisser des conserves à la maison pour le mari et à souffrir en silence, fait sourire autant qu’elle bouleverse. « C’était vraiment cela qu’on enseignait aux femmes », se souvient Coline Serreau.

Encensé par la critique, ce film sans doute trop en avance sur son époque sera comme effacé d’une partie des mémoires, boudé par la télévision encore très conservatrice des années 1970. Les frictions entre le réalisateur et l’actrice-­scénariste, se reprochant mutuellement de s’être approprié le travail de l’autre, n’ont pas aidé à la postérité de ce très beau long métrage : sa dernière trace est une VHS désormais introuvable sortie par Gaumont en 1984, la même année que l’unique diffusion du film à la télévision, après minuit. De l’œuvre de Jean-Louis Bertuccelli, décédé en 2014, le grand public retiendra surtout Docteur Françoise Gailland, incarnée par Annie Girardot en 1976, et Remparts d’argile, qui vient d’être restauré et doit bientôt ressortir chez Tamasa.

On s’est trompé d’histoire d’amour n’a jamais été édité en DVD ou V.o.D. « Il est toujours très compliqué, notamment au niveau des coûts que cela engendre, de faire restaurer un film comme celui-ci », nous a indiqué Juliette Pham, directrice de la distribution au sein des Éditions Montparnasse, société qui exploite aujourd’hui les films produits par Mag Bodard. « Le marché actuel nécessite de la prudence, mais nous nous battrons pour lui donner une seconde vie méritée. » On espère pouvoir redécouvrir cette œuvre qui nous parle toujours avec autant de force.

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