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Andrés Peyrot : « Pour les Kunas, c’est devenu une lutte de réclamer la restitution de ces images, de les déconstruire, les démystifier »

  • Quentin Grosset
  • 2024-04-04

La résurrection d’un film-fantôme intitulé « Dieu est une femme », c’est ce que suit Andrés Peyrot dans son puissant documentaire, auquel il donne le même titre. Au Panama, au contact de la communauté indigène des Kunas, le cinéaste apprend qu’un film de Pierre-Dominique Gaisseau leur a déjà été consacré en 1975, et que les bobines ont disparu. Avec eux, il part à sa recherche et livre une réflexion forte sur l’appropriation culturelle, le regard exotisant qu’a pu porter le cinéma anthropologique occidental, et surtout la réappropriation contemporaine de ces images par les peuples concernés. Rencontre.

Qu’est-ce qui, dans votre histoire, a fait que vous vous êtes intéressé aux Kunas ?

Ma mère est panaméenne. Depuis très longtemps, je suis intéressé par l’idée de faire des films au Panama. Déjà, parce qu’on en voit peu. C’est un pays tout petit, et il y a un passé assez compliqué avec les Américains [les États-Unis ont construit le Canal du Panama au début du 20e siècle après avoir soutenu l’indépendance du Panama vis-à-vis de la Colombie. Pendant des décennies, ils ont exploité le canal avant que celui-ci ne soit finalement contrôlé par le Panama en 1999, conformément au traité Torrijos-Carter signé en 1977, ndlr.] Il y a eu une immigration très forte venant d’Asie et de toutes les îles des Caraïbes pour la construction du canal. Donc, avec 4 millions d’habitants, il y a énormément de communautés qui doivent vivre ensemble. Cette multiplicité d’identités m’intéressait. Dans un festival de cinéma au Panama, j’ai rencontré Orgun, un cinéaste Kuna. On a sympathisé et il m'a invité pour passer du temps dans sa communauté sur l'île d’Ustupu, là où il est né. On discutait à voix haute de l'envie de faire un film. Et là, quelqu’un dans l’assemblée a eu un fou rire en disant « Ah, ça me rappelle ce Français qui est venu il y a 50 ans pour réaliser un film. Ça s’est mal terminé. »

Vous n’aviez jamais entendu parler de ce film perdu, Dieu est une femme, que Pierre-Dominique Gaisseau a réalisé sur les Kunas en 1975 ?

Jamais. L’histoire de ce film paraissait tellement incroyable qu’on essayait de creuser pour obtenir plus d’informations. Finalement, notre recherche est devenue un autre film. On ne savait pas s’il était possible de retrouver les bobines, qu’on a cherché en simultané au Panama et à Paris. Les Kunas avaient un souvenir vague du réalisateur, qu’ils appelaient « Monsieur Akiko », du prénom de la fille de Pierre-Dominique Gaisseau. Les Kunas s’étaient beaucoup attachés à cette fillette qui avait quatre ans au moment du tournage, et qui a vécu là-bas un an avec son père. Nous, on a dû comprendre qui était ce Monsieur Akiko… Quand j’ai découvert qu’il s’agissait en fait de Pierre-Dominique Gaisseau, et que ce réalisateur oublié a même remporté un Oscar en 1962 pour Le Ciel et la boue [le récit d’une expédition franco-néerlandaise en Nouvelle-Guinée, ndlr], je me suis dit qu’il y avait pas mal de choses à gratter.

Comment les Kunas vous parlaient de ce cinéaste ?

En réalité, de façon assez positive. Mais ils revenaient beaucoup sur leur déception qu’il ne soit jamais revenu avec le film. L’expérience de ce tournage a laissé un sentiment d’échec, d’inachevé.  Quand je posais des questions sur Gaisseau, on me décrivait quelqu’un de bon vivant, qui aimait bien rigoler, finir tard le soir pour boire des coups. Tout le dialogue entre lui et les Kunas passait par Arysteides Turpana, une figure très importante dans la communauté Kuna. C’était un poète et intellectuel kuna, qui avait fait notamment des études de cinéma à Paris, et parlait parfaitement kuna et français. Il a été son bras droit pour l’assister pendant le tournage, et traduisait pour lui.

Comment s’est passée votre propre rencontre avec Arysteides Turpana, sa poésie ?

La première fois que j’ai rencontré Turpana, c’était par l’intermédiaire d’Orgun. Turpana m’a donné des livres qu’il avait écrits. J’ai aujourd’hui un rapport de communion, d’amitié avec ses poèmes. J’en ai découvert davantage sur lui après, quand il est décédé en 2020. Ses textes ont alors pris une autre dimension. J’y voyais une profondeur politique, des engagements très forts. J’ai ressenti à quel point les mots de Turpana devenaient importants pour les jeunes de la communauté qui voulaient poursuivre son engagement et son combat pour la reconnaissance des Kunas, contre le racisme aussi. J’y ai découvert des choses très fortes sur la révolution de 1925, un combat armé, violent, ancré dans une révolte profonde [en 1925, les Kunas ont lutté pour leurs droits et leur autonomie contre le gouvernement panaméen, ce qu’ils ont obtenu –cette autonomie a été limitée par la suite par des accords avec le gouvernement panaméen, ndlr] Aujourd’hui, on approche le centenaire de cette lutte. Dans le film, je filme sa commémoration sous forme de théâtre immersif, qui implique toute la communauté. Pendant une semaine, chacun choisit de camper le rôle d’un révolutionnaire ou d’un oppresseur. L’idée, c’est de sentir à quel point ces combats du passé sont toujours sensibles aujourd’hui.

Le film de Pierre-Dominique Gaisseau se fait-il le reflet de ces luttes ?

Quand Gaisseau arrive dans la communauté Kuna, il arrive pile 50 ans après les évènements. Il y avait alors des célébrations très fortes. Pour une raison que j’ignore, ça n’apparaît pas du tout dans son film. Lui, il s’est vraiment concentré sur les rites et rituels qui concernent les femmes [il présente la communauté Kuna comme fondée sur un matriarcat, ndlr.] Mais comme son film a ensuite disparu, il s’est transformé en symbole. Pour les Kunas, c’est celui d’un Blanc occidental venu extraire la culture et la valeur de la communauté, pour partir avec et ne pas la rendre. Pour les Kunas, c’est devenu une lutte de réclamer la restitution de ces images, puis de les déconstruire, les démystifier. Plus largement, mon film est une remise en question de la vision occidentale des peuples autochtones.

Par rapport à cette question de l’appropriation culturelle, comment vous êtes-vous situé en tant que cinéaste ?

Pour moi, il y avait deux principes importants. Le premier, déjà, c’était d’être clair avec eux : ce film n’est pas censé définir la communauté, l’expliquer. L’enjeu, c’est d’être au plus proche de la trajectoire émotionnelle des protagonistes qui avaient un lien fort avec les images, ou qui ont été très impliqués pendant le tournage du film de Gaisseau. C’était de se concentrer sur ce parcours intime, en sachant que ça allait évidemment ouvrir d’autres questionnements. La deuxième chose capitale, c’était de ne pas mettre ma voix, mes mots dans le film. Mais de créer un espace de dialogue et de conversation, de poser des questions. Il fallait que le film reflète ce que les Kunas ont envie de dire, avec les mots qu’ils ont choisis.

Pour vous, votre film participe-t-il d’une réparation, d’une réappropriation de ces images par les Kunas ?

Oui, pour moi, il est important que mon film se termine avec un cinéaste Kuna, Orgun – à travers lui, c’est l’idée d’une réappropriation des outils du cinéma pour rester maître de ses images. À l’époque de Gaisseau, personne au Panama ne pouvait faire de cinéma, ou même rêver d’en faire. Ça coûtait cher, c’était réservé aux élites. Cinquante ans plus tard, on arrive à une époque où n’importe qui dans la communauté peut théoriquement réaliser un film avec son téléphone portable. Orgun a monté des ateliers avec son frère où ils apprennent les bases pour raconter une histoire avec son téléphone portable, faire du montage, diffuser des images directement. Dans ces ateliers, ils posent une question essentielle : comment nous voit-on ? Comment nous voyons-nous nous-mêmes ? Comment aimerait-on être vu par les autres ?

Le fait de reprendre le titre du film de Gaisseau, Dieu est une femme, ça participe aussi de cette réappropriation ?

En tout cas, il y avait l’idée de lui donner une seconde vie. Avec ce même titre on peut avoir deux films complètements différents, dans la même communauté, avec les mêmes personnes. J’ai aussi voulu garder ce titre parce que, pour moi, le film de Gaisseau est un personnage à part entière. J’ai imaginé qu’il avait une âme propre et indépendante, et que même si Gaisseau avait voulu « dompter » l’âme de ces images, celles-ci ont des envies qui leur sont propres. Le retour du film dans la communauté Kuna, c’est aussi l’émancipation de ces images.

C’est ce qui m’a beaucoup frappé au moment de la projection du film. Avant que le film ne revienne, les Kunas étaient très lucides sur la mise en scène et les choix de Gaisseau, qu’ils remettaient en question ou critiquaient. Je m’attendais à ce que, une fois le film revenu, il y ait donc davantage de critiques. En réalité, au bout de quelques minutes, tout le monde a arrêté d’écouter la voix de Gaisseau. Parce que le plaisir d’être avec les images, de se reconnecter avec cette époque, était tellement grand, qu’on a arrêté de lui prêter attention. Les images ont pris le dessus.

Dieu est une femme d'Andrès Peyrot, sortie le 3 avril, 1h25, Pyramide

Image (c) Pyramide Distribution

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