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Alice Winocour : « Le cinéma permet d’exprimer des sensations pour lesquels il n’existe pas de mots »

  • Laura Pertuy
  • 2022-09-06

Bouleversante enquête qu’une rescapée des attentats du 13-Novembre, campée par Virginie Efira, mène au sein de sa propre mémoire, « Revoir Paris » prend l’allure d’une odyssée sensorielle aux mille fragments. Portée par une recherche toujours plus expérimentale sur la forme, Alice Winocour signe un quatrième long métrage dans lequel s’affirme un cinéma de la réparation. Entretien.

Revoir Paris s’appuie sur la trajectoire de Mia, une rescapée des attentats du 13-­Novembre. Qu’est-ce qui vous a menée vers ce moment particulier de notre histoire récente ?

Un traumatisme très personnel, puisque mon frère fait partie des survivants de l’attaque du Bataclan. Après ces événements, il y a d’abord eu pour moi le temps de la fiction avec Proxima [son troisième long métrage, sorti en 2019, dans lequel on suit une astronaute au sol, entre préparation pour une mission spatiale et quotidien de mère célibataire, ndlr]. Le désir de Revoir Paris s’est construit progressivement autour des propres chemins de ma mémoire, puis l’idée d’un film choral s’est imposée à moi à la lecture de forums, de témoignages de victimes, de gens qui tentaient de retrouver quelqu’un. Il y avait une forme de réparation collective face à la barbarie qui nous sortait un peu de nos individualismes, avec l’idée que nous faisions malgré tout société. Je trouvais émouvant d’exalter cette solidarité, cette chaleur humaine, soit tout ce que les terroristes essayent de détruire et qu’ils ne parviendront pas à faire.

Mia est traductrice du russe pour la radio française. Après l’attaque terroriste, elle se retrouve subitement plongée dans un état post-traumatique, où le monde qui l’entoure fait figure de langue étrangère.

J’ai travaillé sur un personnage « à l’os », qui se reconstruit progressivement. Mia se trouve dans la dépersonnalisation, cet état où l’on est coupé de son propre corps. On suit son parcours spectral, comme dans les limbes, parce qu’elle ne sait plus si elle est vivante ou morte. Je la vois comme un ange. Il lui faut tout réapprendre, dont l’amour, c’est-à-dire la reconnaissance des blessures communes et l’élan de se soigner ensemble. Je ne voulais pas raconter des personnages qui soient des victimes, mais montrer des gens qui se battent.

Justement, elle évolue autour d’une recherche d’images manquantes et mène une enquête très intime pour se retrouver. Comment avez-vous construit ce film – dans lequel tout est d’abord morcelé ?

Je souhaitais vraiment travailler autour de quelqu’un qui enquête dans sa propre mémoire. La scène de l’attaque terroriste irrigue tout le film de manière fragmentée. Je la voulais très abstraite, avec le parti pris de filmer uniquement ce que Mia pouvait voir, c’est-à-dire pas grand-chose. Les psychiatres indiquent que ces scènes se trouvent souvent dans le désordre chez les victimes ; le choc mélange tout dans leur mémoire, ce qui engage ensuite un énorme travail de reconstruction pour la police. Il y avait donc l’enjeu cinématographique de traduire organiquement toutes ces pièces de puzzle. Ici, on n’a pas affaire à des flash-back – qui sont des souvenirs –, mais à la mémoire récurrente involontaire, soit de vraies réminiscences d’un événement : en sentant ou en voyant quelque chose, la personne est immédiatement replongée dans son vécu. Le film le signifie par l’irruption brutale de flashs visuels et sonores, car la mémoire est très sensible au son ; c’est d’ailleurs ce qui disjoncte à la dernière minute. Produire cette forme diffractée a constitué un gros enjeu, je ne voulais pas être dans quelque chose de trop narratif, d’où des éléments qui surgissent subitement dans l’obscurité.

Déjà dans Maryland (2015), dans lequel un soldat assure la sécurité d’une femme riche dont il s’éprend, vous vous intéressiez visuellement à ce que produit un traumatisme avec un héros victime de troubles de stress post-traumatique.

Oui, le personnage que joue Matthias Schoenaerts dans Maryland est assez proche. J’ai le sentiment que le cinéma permet d’exprimer des sensations pour lesquels il n’existe pas de mots. Cela dit, je tenais ici à faire un film très chaleureux. Le genre constitue pour moi une forme à tordre ou en tout cas à adapter organiquement à l’histoire qui est racontée. J’aime aller vers des histoires qui n’ont pas été racontées, ou choisir des points de vue jamais adoptés auparavant, comme cette malade qui se guérit seule au xixe siècle dans Augustine, ou ce space movie raconté au sol dans Proxima. Revoir Paris fait, lui, figure de thriller de la mémoire. C’est aussi que mes inspirations sont multiples : Les ailes du désir de Wim Wenders [1987, ndlr] me venait beaucoup en tête – avec cette idée de femme perdue dans le tumulte de la ville –, mais aussi Dead Zone de David Cronenberg [1984, ndlr] et Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda [1962, ndlr].

Paris occupe une place très dense dans le film, on sent presque son cœur battre. Comment filmer cette ville blessée par les attentats ?

J’ai le sentiment qu’on a tous senti que la ville avait été blessée dans sa chair lors des attentats. J’ai choisi des points de vue aériens, en plongée sur Paris, avec des boulevards incandescents, comme autant de cicatrices, et cette idée de voyager dans les limbes, de prendre une sorte de distance par rapport à la communauté humaine. Ce qui est propre aux situations de terrorisme ou de barbarie, c’est qu’elles écrasent de manière très puissante les différences entre les gens, étant donné que nous sommes tous égaux face à la mort. J’ai voulu que le film traverse toutes les couches de la société, d’où un tournage dans des conditions documentaires, sans bloquer les rues. J’avais besoin de filmer cette espèce de chaos urbain, qu’on a aussi beaucoup travaillé au son avec le tumulte de la ville.

Il y a dans vos films l’évidence forte que les femmes se bâtissent loin des hommes, mais pas contre. Est-ce une volonté pour vous d’utiliser le cinéma pour dire l’élan féministe post#MeToo ?

Oui, complètement. Je pense qu’il est essentiel de raconter des histoires avec des héroïnes dotées d’attributs masculins – ou du moins qu’on prête généralement aux hommes. Je fais toujours attention à la représentation du féminin quand j’écris, que ce soit pour d’autres ou pour moi, car beaucoup de stéréotypes circulent encore. Dans chacun de mes films, j’essaye de travailler une figure du féminin que je n’ai pas vue ailleurs, ou en tout cas pas assez. Revoir Paris montre Mia comme une affranchie, une femme libre ; elle n’a pas besoin d’un homme pour se réparer.

Revoir Paris d’Alice Winocour, Pathé (1 h 45), sortie le 7 septembre

Photographie : Paloma Pineda pour TROISCOULEURS 

Images (c) Pathé Distribution

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